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pourtant. Tue-t-on un corps avec un mot ?

« Et si tu l’aimes, toi, ce corps ? On te verse un verre de vin, et on te dit : “N’aime pas cela ; on en a quatre pour six francs.” Et si tu te grises ?

« Mais ce Desgenais aime sa maîtresse, puisqu’il la paie ; il a donc une façon d’aimer particulière ? Non, il n’en a pas ; sa façon d’aimer n’est pas de l’amour, et il n’en ressent pas plus pour la femme qui le mérite que pour celle qui en est indigne. Il n’aime personne, tout simplement.

« Qui l’a donc amené là ? est-il né ainsi ou l’est-il devenu ? Aimer est aussi naturel que de boire et de manger. Ce n’est pas un homme. Est-ce un avorton ou un géant ? Quoi ! toujours sûr de ce corps impassible ? Vraiment, jusqu’à se jeter sans danger dans les bras d’une femme qui l’aime ? Quoi ! sans pâlir ! Jamais d’autre échange que l’or contre de la chair ? Quel festin est-ce donc que sa vie, et quels breuvages y boit-on dans ses coupes ? Le voilà, à trente ans, comme le vieux Mithridate ; les poisons des vipères lui sont amis et familiers.

« Il y a là un grand secret, mon enfant, une clef à saisir. De quelques raisonnements qu’on puisse étayer la débauche, on prouvera qu’elle est naturelle un jour, une heure, ce soir, mais non demain, ni tous les jours. Il n’y a pas un peuple sur la terre qui n’ait considéré la femme, ou comme la compagne et la consolation de l’homme, ou comme l’instrument sacré de sa vie, et sous ces deux formes, qui ne l’ait honorée. Cependant voilà un guerrier armé qui saute dans l’abîme que Dieu a creusé de ses mains entre l’homme et l’animal ; autant vaudrait renier la parole. Quel Titan muet est-ce donc, pour