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prendre jusque dans nos mains. Un jour, un cuisinier du village de Saint-Martin-du-Tertre acheta deux couples de pigeons, en priant la fermière de les tuer tout de suite. Le massacre était commencé quand la nouvelle nous parvint. Aussitôt nous courons à la ferme, tremblant de reconnaître notre ami parmi les victimes. Par malheur notre mère arriva pendant l’exécution. En nous voyant regarder avec attention les animaux égorgés et les mains ensanglantées de madame Piédeleu, elle crut que nous prenions plaisir à ce spectacle dégoûtant ; elle en ressentit autant d’indignation que de chagrin, et nous accabla de reproches. Ici, je dois confesser que ma façon de sentir fut opposée à celle de mon frère, et que son sentiment valait mieux que le mien. Il voulait se justifier ; mais je le retins et lui dis tout bas de se taire. Je ne ressentais que l’injustice, et je repoussais l’idée de la justification, comme un nouvel outrage. Sans partager cette opinion, mon frère la respecta. Nous gardâmes tous deux le silence. Bien souvent il me demandait si ce n’était pas le moment d’expliquer la grande affaire des pigeons, et toujours je lui répondais : « Pas encore ; nous verrons plus tard. » À la fin, il n’y songea plus, et me laissa le soin de préparer le triomphe de notre innocence. Nous étions des hommes quand le malentendu cessa.

Au mois de novembre, les brouillards et le froid nous chassèrent de la campagne. Rentrés dans l’ap-