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qui jouait d’un orgue sur le pont des Saints-Pères. L’obstination de ce vieillard à tourner sa manivelle pour obtenir quelques sous, le touche vaguement ; mais le vent de bise, la neige qui tombe, le terrain glissant auquel il faut prendre garde, détournent son attention. Arrivé devant la porte de sa maison sur le quai Voltaire, il entend encore de loin les sons criards de l’orgue. Au lieu de tirer la sonnette, il regarde sa montre et voit qu’il est plus de minuit. « Ce pauvre diable, se dit-il, serait peut-être parti si je lui eusse fait la charité. Je serai cause qu’il gagnera une maladie par ce temps de chien. »

Déjà son imagination lui représente ce misérable mourant sans secours dans quelque grenier. À cette idée il lui devient impossible de passer outre. Il retourne sur ses pas, s’en va droit au vieux mendiant, et lui jetant une pièce de cinq francs : « Tenez, lui dit-il, voici probablement plus d’argent que vous n’en gagneriez en restant là jusqu’à demain. Pour Dieu ! allez vous coucher ; c’est à cette condition que je vous fais l’aumône. »

Le mendiant, qui ne s’attendait guère à pareille aubaine, plia bagage et décampa. Le lendemain, lorsque je représentai à mon frère que l’aumône était un peu forte : « On ne saurait, me répondit-il, payer le sommeil trop cher, et si j’étais rentré sans avoir mis fin à cette damnée musique, je n’en aurais pas dormi de la nuit. »