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pleine de vie, et je ne suis, à tout prendre, qu’une jolie poupée qu’on promène, qu’on fait sauter au bal, qu’une gouvernante habille le matin et décoiffe le soir, pour recommencer le lendemain.

Voilà ce que mademoiselle Godeau s’était dit bien des fois à elle-même, et il y avait de certains jours où cette pensée lui inspirait un si sombre ennui, qu’elle restait muette et presque immobile une journée entière. Lorsque Croisilles lui écrivit, elle était précisément dans un accès d’humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat, et elle rêvait profondément, étendue dans une bergère, lorsque sa femme de chambre entra et lui remit la lettre d’un air mystérieux. Elle regarda l’adresse, et, ne reconnaissant pas l’écriture, elle retomba dans sa distraction. La femme de chambre se vit alors forcée d’expliquer de quoi il s’agissait, ce qu’elle fit d’un air assez déconcerté, ne sachant trop comment la jeune fille prendrait cette démarche. Mademoiselle Godeau écouta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta seulement un coup d’œil ; elle demanda aussitôt une feuille de papier, et écrivit nonchalamment ce peu de mots :

« Eh, mon Dieu ! non, monsieur, je ne suis pas fière. Si vous aviez seulement cent mille écus, je vous épouserais très volontiers. »

Telle fut la réponse que la femme de chambre rapporta sur-le-champ à Croisilles, qui lui donna encore un louis pour sa peine.