Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes II.djvu/27

Cette page a été validée par deux contributeurs.

galerie, car, pour entrer dans la loge même qu’elle occupait, cela n’était pas possible, attendu que monsieur son père en remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles remarqua encore qu’elle ne lorgnait point et qu’elle n’écoutait pas la pièce. Le coude appuyé sur la balustrade, le menton dans sa main, le regard distrait, elle avait l’air, au milieu de ses atours, d’une statue de Vénus déguisée en marquise ; l’étalage de sa robe et de sa coiffure, son rouge, sous lequel on devinait sa pâleur, toute la pompe de sa toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilité. Jamais Croisilles ne l’avait vue si jolie. Ayant trouvé moyen, pendant l’entr’acte, de s’échapper de la cohue, il courut regarder au carreau de la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la tête, que mademoiselle Godeau, qui n’avait pas bougé depuis une heure, se retourna. Elle tressaillit légèrement en l’apercevant, et ne jeta sur lui qu’un coup d’œil ; puis elle reprit sa première posture. Si ce coup d’œil exprimait la surprise, l’inquiétude, le plaisir de l’amour ; s’il voulait dire : « Quoi ! vous n’êtes pas mort ! » ou : « Dieu soit béni ! vous voilà vivant ! » je ne me charge pas de le démêler ; toujours est-il que, sur ce coup d’œil, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire aimer.