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sit ; il tressaillit malgré lui à l’idée d’avoir touché si vite un si noble cœur. Les volets fermés, la cour de l’hôtel déserte, quelques domestiques qui chargeaient un fourgon, ce départ précipité, cette sorte de fuite, tout cela le troubla et l’étonna. Il rentra chez lui à pas lents ; en un quart d’heure, il était devenu un autre homme. Il ne prévoyait plus rien, ne calculait rien ; il ne savait plus ce qu’il avait fait la veille, ni quelles circonstances l’avaient amené là ; aucun sentiment d’orgueil ne trouvait place dans sa pensée ; durant cette journée entière, il ne songea pas même aux moyens de profiter de sa position nouvelle, ni à tenter de voir Emmeline ; elle ne lui apparaissait plus ni douce ni sévère ; il la voyait assise à la terrasse, relisant les stances qu’elle avait gardées ; et, en se répétant : Elle m’aime ! il se demandait s’il en était digne.

Gilbert n’avait pas vingt-cinq ans ; lorsque sa conscience eut parlé, son âge lui parla à son tour. Il prit la voiture de Fontainebleau le lendemain, et arriva le soir au Moulin de May ; quand on l’annonça, Emmeline était seule ; elle le reçut avec un malaise visible ; en le voyant fermer la porte, le souvenir de M. de Sorgues la fit pâlir. Mais, à la première parole de Gilbert, elle vit qu’il n’était pas plus rassuré qu’elle-même. Au lieu de lui toucher la main comme il faisait d’ordinaire, il s’assit d’un air plus timide et plus réservé qu’auparavant. Ils restèrent seuls environ une heure, et il ne fut question ni des stances, ni de l’amour qu’elles expri-