Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes I.djvu/32

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Gilbert allait souvent aux Bouffes, et passait quelquefois un acte dans la loge de la comtesse. Le hasard fit qu’un de ces jours-là on donnât encore Don Juan. M. de Marsan y était. Emmeline, lorsque vint le trio, ne put s’empêcher de regarder à côté d’elle et de se souvenir de son mouchoir ; c’était, cette fois, le tour de Gilbert de rêver au son des basses et de la mélancolique harmonie ; toute son âme était sur les lèvres de mademoiselle Sontag, et qui n’eût pas senti comme lui aurait pu le croire amoureux fou de la charmante cantatrice ; les yeux du jeune homme étincelaient. Sur son visage un peu pâle, ombragé de longs cheveux noirs, on lisait le plaisir qu’il éprouvait ; ses lèvres étaient entr’ouvertes, et sa main tremblante frappait légèrement la mesure sur le velours de la balustrade. Emmeline sourit ; et en ce moment, je suis forcé de l’avouer, en ce moment, assis au fond de la loge, le comte dormait profondément.

Tant d’obstacles s’opposent ici-bas à des hasards de cette espèce, que ce ne sont que des rencontres ; mais, par cela même, ils frappent davantage, et laissent un plus long souvenir. Gilbert ne se douta même pas de la pensée secrète d’Emmeline et de la comparaison qu’elle avait pu faire. Il y avait pourtant de certains jours où il se demandait au fond du cœur si la comtesse était heureuse ; en se le demandant, il ne le croyait pas ; mais, dès qu’il y pensait, il n’en savait plus rien. Voyant à peu près les mêmes gens, et vivant dans le