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car ce n’est quelquefois qu’en perdant ceux qu’on aime qu’on sent combien on les aimait.

En allant le soir chez Emmeline, on la trouvait presque toujours entourée ; Gilbert n’arrivait guère que vers dix heures, au moment où il y avait le plus de monde, et personne ne restait le dernier : on sortait ensemble à minuit, quelquefois plus tard, s’il s’était trouvé une histoire amusante en train. Il en résultait que, depuis six mois, malgré son assiduité chez la comtesse, Gilbert n’avait point eu de tête-à-tête avec elle. Il la connaissait cependant très bien, et peut-être mieux que de plus intimes, soit par une pénétration naturelle, soit par un autre motif qu’il faut vous dire aussi. Il aimait la musique autant qu’elle ; et, comme un goût dominant explique bien des choses, c’était par là qu’il la devinait : il y avait telle phrase d’une romance, tel passage d’un air italien qui était pour lui la clef d’un trésor ; l’air achevé, il regardait Emmeline, et il était rare qu’il ne rencontrât pas ses yeux. S’agissait-il d’un livre nouveau ou d’une pièce représentée la veille, si l’un d’eux en disait son avis, l’autre approuvait d’un signe de tête. À une anecdote, il leur arrivait de rire au même endroit ; et le récit touchant d’une belle action leur faisait détourner les regards en même temps, de peur de trahir l’émotion trop vive. Pour tout exprimer par un bon vieux mot, il y avait entre eux sympathie. Mais, direz-vous, c’est de l’amour ; patience, madame, pas encore.