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verre à ses lèvres ; si je pouvais te métamorphoser, je ferais de toi une Staphylé[1].

Malgré le ton léger qu’il affectait, Pippo, en s’exprimant ainsi, ne plaisantait pas tant qu’on pourrait le croire. Il cachait même sous ses railleries une opinion raisonnable, et voici quel était le fond de sa pensée.

On a souvent parlé, dans l’histoire des arts, de la facilité avec laquelle de grands artistes exécutaient leurs ouvrages, et on en a cité qui savaient allier au travail le désordre et l’oisiveté même. Mais il n’y a pas de plus grande erreur que celle-là. Il n’est pas impossible qu’un peintre exercé, sûr de sa main et de sa réputation, réussisse à faire une belle esquisse au milieu des distractions et des plaisirs. Le Vinci peignit quelquefois, dit-on, tenant sa lyre d’une main ; mais le célèbre portrait de la Joconde resta quatre ans sur son chevalet. Malgré de rares tours de force, qui, en résultat, sont toujours trop vantés, il est certain que ce qui est véritablement beau est l’ouvrage du temps et du recueillement, et qu’il n’y a pas de vrai génie sans patience.

Pippo était convaincu de cette règle, et l’exemple de son père l’avait confirmé dans son opinion. En effet, il n’a peut-être jamais existé un peintre aussi hardi que le Titien, si ce n’est son élève Rubens ; mais si la main du Titien était vive, sa pensée était patiente. Pendant quatre-vingt-dix-neuf ans qu’il vécut, il s’occupa con-

  1. Nymphe dont Bacchus fut amoureux. Il la changea en grappe de raisin. (Note de l’auteur.)