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Après ce récit, que Pippo n’avait pu faire sans émotion, Béatrice resta silencieuse pendant quelque temps ; elle baissait la tête et paraissait tellement distraite, qu’il lui demanda à quoi elle pensait.

— Je pense à une chose, répondit-elle. Charles-Quint est mort maintenant, et son fils est roi d’Espagne. Que dirait-on de Philippe II, si, au lieu de porter l’épée de son père, il la laissait se rouiller dans une armoire ?

Pippo sourit, et quoiqu’il eût compris la pensée de Béatrice, il lui demanda ce qu’elle voulait dire par là.

— Je veux dire, répondit-elle, que toi aussi tu es l’héritier d’un roi, car le Bordone, le Moretto, le Romanino, sont de bons peintres ; le Tintoret et le Giorgione étaient des artistes ; mais le Titien était un roi ; et maintenant qui porte son sceptre ?

— Mon frère Orazio, répondit Pippo, eût été un grand peintre s’il eût vécu.

— Sans doute, répliqua Béatrice, et voilà ce qu’on dira des fils du Titien : l’un aurait été grand s’il avait vécu, et l’autre s’il avait voulu.

— Crois-tu cela ? dit en riant Pippo ; eh bien ! on ajoutera donc : Mais il aima mieux aller en gondole avec Béatrice Donato.

Comme c’était une autre réponse que Béatrice avait espérée, elle fut un peu déconcertée. Elle ne perdit pourtant point courage, mais elle prit un ton plus sérieux.