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ensemble sur une terrasse, et pendant leur entretien la ville entière se taisait. Au bout d’une heure tout était décidé ; un grand bruit d’hommes et de chevaux avait succédé au silence. On ignorait ce qui allait arriver, et on s’agitait pour le savoir ; mais le plus profond mystère avait été ordonné ; les habitants regardaient passer avec curiosité et avec terreur les moindres officiers des deux cours ; on parlait d’un démembrement de l’Italie, d’exils et de principautés nouvelles. Mon père travaillait à un grand tableau, et il était au bout de l’échelle qui lui servait à peindre, lorsque des hallebardiers, leur pique à la main, ouvrirent la porte et se rangèrent contre le mur. Un page entra et cria à haute voix : César ! Quelques minutes après, l’empereur parut, roide dans son pourpoint, et souriant dans sa barbe rousse. Mon père, surpris et charmé de cette visite inattendue, descendait aussi vite qu’il pouvait de son échelle ; il était vieux ; en s’appuyant à la rampe, il laissa tomber son pinceau. Les assistants restaient immobiles, car la présence de l’empereur les avait changés en statues. Mon père était confus de sa lenteur et de sa maladresse, mais il craignait, en se hâtant, de se blesser ; Charles-Quint fit quelques pas en avant, se courba lentement et ramassa le pinceau. — Le Titien, dit-il d’une voix claire et impérieuse, le Titien mérite bien d’être servi par César. Et avec une majesté vraiment sans égale, il rendit le pinceau à mon père, qui mit un genou en terre pour le recevoir.