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d’œuvre de Michel-Ange ne lui avaient inspiré que de la curiosité. Romaine, elle n’eût aimé que Raphaël ; mais elle était fille de l’Adriatique, et elle préférait le Titien. Pendant que tout le monde s’occupait, autour d’elle, d’intrigues de cour ou des affaires de la république, elle ne s’inquiétait que de tableaux nouveaux et de ce qu’allait devenir son art favori après la mort du vieux Vecellio. Elle avait vu au palais Dolfin le tableau dont j’ai parlé au commencement de ce conte, le seul qu’eût fait le Tizianello, et qui avait péri dans un incendie. Après avoir admiré cette toile, elle avait rencontré Pippo chez la signora Dorothée, et elle s’était éprise pour lui d’un amour irrésistible.

La peinture, au siècle de Jules II et de Léon X, n’était pas un métier comme aujourd’hui ; c’était une religion pour les artistes, un goût éclairé chez les grands seigneurs, une gloire pour l’Italie et une passion pour les femmes. Lorsqu’un pape quittait le Vatican pour rendre visite à Buonarotti, la fille d’un noble vénitien pouvait sans honte aimer le Tizianello ; mais Béatrice avait conçu un projet qui élevait et enhardissait sa passion. Elle voulait faire de Pippo plus que son amant, elle voulait en faire un grand peintre. Elle connaissait la vie déréglée qu’il menait, et elle avait résolu de l’en arracher. Elle savait qu’en lui, malgré ses désordres, le feu sacré des arts n’était pas éteint, mais seulement couvert de cendre, et elle espérait que l’amour ranimerait la divine étincelle. Elle avait hésité une année en-