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buste antique qu’on a appelé l’Amour grec. Au-dessous, une bouche vermeille, ni trop grande ni trop petite, laissant passer entre deux rangées de perles une haleine fraîche et voluptueuse ; le menton était bien formé et légèrement arrondi ; la physionomie franche, mais un peu altière ; sur un cou un peu long, sans un seul pli, d’une blancheur mate, se balançait mollement, comme une fleur sur sa tige, cette tête et gracieuse et toute sympathique[1]. À cette belle image, créée par la fantaisie, il ne manquait que d’être réelle. Elle va venir, pensait Pippo, elle sera ici quand il fera jour ; et ce qui n’est pas le moins surprenant dans son étrange rêverie, c’est qu’il venait de faire, sans s’en douter, le fidèle portrait de sa future maîtresse.

Lorsque la frégate de l’État qui veille à l’entrée du port tira son coup de canon pour annoncer six heures du matin, Pippo vit que la lumière de sa lampe devenait rougeâtre, et qu’une légère teinte bleue colorait ses vitres. Il se mit aussitôt à sa croisée. Ce n’était plus, cette fois, avec des yeux à demi fermés qu’il regardait autour de lui ; bien que sa nuit se fût passée sans sommeil, il se sentait plus libre et plus dispos que jamais. L’aurore commençait à se montrer, mais Venise dormait encore : cette paresseuse patrie du plaisir ne s’éveille pas si matin. À l’heure où, chez nous, les bou-

  1. Simpatica, mot italien dont notre langue n’a pas l’équivalent, peut-être parce que notre caractère n’a pas l’équivalent de ce qu’il exprime.
    (Note de l’auteur.)