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lents qu’il tenait de la nature, et de soutenir la gloire de son nom, il passait ses journées à dormir et ses nuits à jouer chez une certaine comtesse Orsini, ou du moins soi-disant comtesse, qui faisait profession de ruiner la jeunesse vénitienne. Chez elle s’assemblait chaque soir une nombreuse compagnie, composée de nobles et de courtisanes ; là, on soupait et on jouait, et comme on ne payait pas son souper, il va sans dire que les dés se chargeaient d’indemniser la maîtresse du logis. Tandis que les sequins flottaient par monceaux, le vin de Chypre coulait, les œillades allaient grand train, et les victimes, doublement étourdies, y laissaient leur argent et leur raison.

C’est de ce lieu dangereux que nous venons de voir sortir le héros de ce conte, et il avait fait plus d’une perte dans la nuit. Outre qu’il avait vidé ses poches au passe-dix, le seul tableau qu’il eût jamais terminé, tableau que tous les connaisseurs donnaient pour excellent, venait de périr dans l’incendie du palais Dolfino. C’était un sujet d’histoire traité avec une verve et une hardiesse de pinceau presque dignes du Titien lui-même ; vendue à un riche sénateur, cette toile avait eu le même sort qu’un grand nombre d’ouvrages précieux ; l’imprudence d’un valet avait réduit en cendres ces richesses. Mais c’était là le moindre souci de Pippo ; il ne songeait qu’à la chance fâcheuse qui venait de le poursuivre avec un acharnement inusité, et aux dés qui l’avaient fait perdre.