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toute autre. Il y a à Paris telle fille née sans pain, qui n’a jamais tenu une aiguille, et qui se laisserait mourir de faim en se frottant les mains de pâte d’amandes.

Quand les plaisirs du carnaval commencèrent, Frédéric, qui courait les bals, arrivait à toute heure chez Bernerette, tantôt le matin au point du jour, tantôt au milieu de la nuit. Quelquefois, en sonnant à la porte, il se demandait, malgré lui, s’il allait la trouver seule ; et si un rival l’avait supplanté, aurait-il eu le droit de se plaindre ? Non sans doute, puisque, de son propre aveu, il refusait de s’arroger ce droit. Le dirai-je ? ce qu’il craignait, il le souhaitait presque en même temps. Il aurait eu alors le courage de partir, et l’infidélité de sa maîtresse l’aurait forcé de se séparer d’elle. Mais Bernerette était toujours seule ; assise au coin du feu pendant le jour, elle peignait ses longs cheveux qui lui tombaient sur les épaules ; s’il était nuit quand Frédéric sonnait, elle accourait à demi nue, les yeux fermés et le rire sur les lèvres ; elle se jetait à son cou encore endormie, rallumait le feu, tirait de l’armoire de quoi souper, toujours alerte et prévenante, ne demandant jamais d’où venait son amant. Qui aurait pu résister à une vie si douce, à un amour si rare et si facile ? Quels que fussent les soucis de la journée, Frédéric s’endormait heureux ; et pouvait-il s’éveiller triste lorsqu’il voyait sa joyeuse amie aller et venir par la chambre, préparant le bain et le déjeuner ?

S’il est vrai que de rares entrevues et des obstacles