Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes I.djvu/20

Cette page a été validée par deux contributeurs.

à cette parole, s’arrêta, et baisa majestueusement sa nièce sur le front. — Chère enfant, dit-elle, tu mérites d’être heureuse, et le bonheur est fait, à coup sûr, pour l’homme qui est aimé de toi. Après cette phrase prononcée d’un ton emphatique, elle se redressa tout d’une pièce, et ajouta en minaudant : Je croyais que M. de Sorgues te faisait les yeux doux ?

M. de Sorgues était un jeune homme à la mode, grand amateur de chasse et de chevaux, qui venait souvent au Moulin de May, plutôt pour le comte que pour sa femme. Il était cependant assez vrai qu’il avait fait les yeux doux à la comtesse ; car quel homme désœuvré, à douze lieues de Paris, ne regarde une jolie femme quand il la rencontre ? Emmeline ne s’était jamais guère occupée de lui, sinon pour veiller à ce qu’il ne manquât de rien chez elle. Il lui était indifférent, mais l’observation de sa tante le lui fit secrètement haïr malgré elle. Le hasard voulut qu’en rentrant du bois elle vit précisément dans la cour une voiture qu’elle reconnut pour celle de M. de Sorgues. Il se présenta un instant après, témoignant le regret d’arriver trop tard de la campagne où il avait passé l’été, et de ne plus trouver M. de Marsan. Soit étonnement, soit répugnance, Emmeline ne put cacher quelque émotion en le voyant ; elle rougit, et il s’en aperçut.

Comme M. de Sorgues était abonné à l’Opéra, et qu’il avait entretenu deux ou trois figurantes, à cent écus par mois, il se croyait homme à bonnes fortunes,