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qu’elle perdait la raison, tant ses transports de joie parurent vifs. Elle criait, s’élançait de la calèche ; il fallait qu’elle allât plonger son petit visage dans les sources qui s’échappaient des roches. Elle voulait gravir des pics, ou descendre jusqu’aux torrents dans les précipices ; elle ramassait des pierres, arrachait la mousse. Entrée un jour dans un chalet, elle n’en voulait plus sortir ; il fallut presque l’enlever de force, et lorsqu’elle fut remontée en voiture, elle cria en pleurant aux paysans : Ah ! mes amis, vous me laissez partir !

Nulle trace de coquetterie n’avait encore paru en elle lorsqu’elle entra dans le monde. Est-ce un mal de se trouver lancée dans la vie sans grande maxime en portefeuille ? Je ne sais. D’autre part, n’arrive-t-il pas souvent de tomber dans un danger en voulant l’éviter ? Témoin ces pauvres personnes auxquelles on a fait de si terribles peintures de l’amour, qu’elles entrent dans un salon les cordes du cœur tendues par la crainte, et qu’au plus léger soupir elles résonnent comme des harpes. Quant à l’amour, Emmeline était encore fort ignorante sur ce sujet. Elle avait lu quelques romans où elle avait choisi une collection de ce qu’elle nommait des niaiseries sentimentales, chapitre qu’elle traitait volontiers d’une façon divertissante. Elle s’était promis de vivre uniquement en spectateur. Sans nul souci de sa tournure, de sa figure, ni de son esprit, devait-elle aller au bal, elle posait sur sa tête une fleur, sans s’inquiéter de l’effet de sa coiffure, endossait une robe de gaze