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lui qui ne veut point de ruines pour faire un nid à sa couvée ? La carrière est pourtant profonde, les instruments trop faibles pour en tirer les pierres. Attendez, lui dit-on, on les tirera peu à peu ; espérez, travaillez, avancez, reculez. Que ne lui dit-on pas ? Et pendant ce temps-là cet homme, n’ayant plus sa vieille maison et pas encore sa maison nouvelle, ne sait comment se défendre de la pluie, ni comment préparer son repas du soir, ni où travailler, ni où reposer, ni où vivre, ni où mourir ; et ses enfants sont nouveau-nés.

Ou je me trompe étrangement, ou nous ressemblons à cet homme. Ô peuples des siècles futurs ! lorsque, par une chaude journée d’été, vous serez courbés sur vos charrues dans les vertes campagnes de la patrie ; lorsque vous verrez, sous un soleil pur et sans tache, la terre, votre mère féconde, sourire dans sa robe matinale au travailleur, son enfant bien-aimé ; lorsque, essuyant sur vos fronts tranquilles le saint baptême de la sueur, vous promènerez vos regards sur votre horizon immense, où il n’y aura pas un épi plus haut que l’autre dans la moisson humaine, mais seulement des bluets et des marguerites au milieu des blés jaunissants ; ô hommes libres ! quand alors vous remercierez Dieu d’être nés pour cette récolte, pensez à nous qui n’y serons plus ; dites-vous que nous avons acheté bien cher le repos dont vous jouirez ; plaignez-nous plus que tous vos pères ! car nous avons beaucoup des maux qui les rendaient dignes de plainte, et nous avons perdu ce qui les consolait.