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tent entre les hommes, l’amitié consiste à prêter de l’argent ; mais il est rare d’avoir un ami qu’on puisse aimer assez pour cela. La parenté sert aux héritages ; l’amour est un exercice du corps ; la seule jouissance intellectuelle est la vanité.

[De même que, dans la machine pneumatique, une balle de plomb et un duvet tombent aussi vite l’une que l’autre dans le vide, ainsi les plus fermes esprits subirent alors le même sort que les plus faibles et tombèrent aussi avant dans les ténèbres. De quoi sert la force lorsqu’elle manque de point d’appui ? Il n’y a point de ressource contre le vide. Je n’en veux d’autre preuve que Gœthe lui-même, qui, lorsqu’il nous fit tant de mal, avait ressenti la souffrance de Faust avant de la répandre et avait succombé comme tant d’autres, lui, fils de Spinosa, qui n’avait qu’à toucher la terre pour revivre, comme le fabuleux Antée.

Mais,] pareille à la peste asiatique exhalée des vapeurs du Gange, l’affreuse désespérance marchait à grands pas sur la terre. Déjà Chateaubriand, prince de la poésie, enveloppant l’horrible idole de son manteau de pèlerin, l’avait placée sur un autel de marbre, au milieu des parfums des encensoirs sacrés. Déjà, pleins d’une force désormais inutile, les enfants du siècle roidissaient leurs mains oisives et buvaient dans leur coupe stérile le breuvage empoisonné. Déjà tout s’abîmait, quand les chacals sortirent de terre. Une littérature cadavéreuse et infecte, qui n’avait que la