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l’enthousiasme et n’a d’amour que pour l’or, elle ne sait que piller et se vendre. Malheur à notre patrie, si elle reste plus longtemps entre ses mains ! Citoyens, c’est à nous seuls de nous sauver ! Aux armes ! pour la patrie, pour nos biens, pour nos familles, pour la liberté ! Cette population, en grande partie ouvrière, et beaucoup aussi de gens de campagnes, cédant à ce noble appel, applaudirent. On entoura monsieur de La Barre et plusieurs lui demandèrent d’être leur capitaine. D’autres cependant coururent se renfermer dans leurs maisons, disant avec épouvante : « On veut renverser le gouvernement ! »

Au grand étonnement des amis du chevalier, il ne fut pas arrêté sur-le-champ ; on put se réunir, s’entendre. On commença de se préparer à la résistance et des émissaires furent envoyés dans toutes les communes du canton pour concerter avec elles les mesures à prendre. Mais comme messieurs de La Barre père et fils quittaient Bruneray dans la nuit pour retourner chez eux, ils furent enlevés sans bruit et mis en prison. Roger, Louis Grudal, Gabriel et d’autres le furent de même. Et quand les habitants de Bruneray s’éveillèrent, et qu’au lieu de remplir, comme à l’ordinaire, les ateliers, le peuple afflua sur la place, il y vit rangée en bon ordre une troupe de soldats, armés de chassepots et la baïonnette au bout du fusil. La foule regarda, stupéfaite, mais sans comprendre, comme nos petits-fils, il faut l’espérer, le comprendront, la monstruosité de cet appareil militaire à l’intérieur dans une patrie envahie par une armée étrangère.

On apprit en même temps les arrestations, le départ des prisonniers pour Chaumont, et l’adjoint Adalbert vint lire une proclamation du maire qui adjurait la population fidèle et laborieuse de Bruneray de détourner l’oreille des funestes conseils que lui donnaient des gens volontairement ou non alliés à l’étranger, et de reprendre paisiblement son travail en mettant toute confiance dans ceux qui s’étaient chargés des destinées de la France. La proclamation se terminait par la grande nouvelle qu’une armée française avait envahi la Bavière.

Les foules sont aussi mobiles que l’individu lui-même est encore ignorant. La population de la petite ville, désarmée ; privée de ses chefs, passa de l’enthousiasme aux conseils de la prudence et aux facilités de l’espoir passif. Elle pouvait d’ailleurs aussi bien croire aux mensonges de Palikao, répétés par Adalbert, que le corps législatif lui-même. Tout se calma donc, et l’œuvre d’énervement que poursuivaient en même temps par toute la France les agents de l’Empire, aplanit partout les chemins de l’ennemi et lui livra sans résistance la patrie passive et désarmée.

Le 4 septembre délivra monsieur de La Barre et ses amis. Mais déjà l’invasion débordait sur la Champagne. Il n’était plus possible d’y organiser la résistance. Gabriel et Joseph, monsieur Grudal, voulurent aller défendre Paris.

— Faites votre devoir ! dirent à leurs maris Lucette et Marianne.

Et madame Grudal dit au sien :

— Je te suivrai.

Il fallut retenir le vieux monsieur Cardonnel, qui, lui aussi, parlait en pleurant d’aller sous Paris défendre la patrie ; de toutes parts, le patriotisme comprimé faisait explosion, et si l’on eût su, à cette époque, le guider et l’organiser, on eût obtenu de grandes choses. Mais, à peu d’exceptions près, tout resta dans les mêmes mains, et l’initiative populaire, trop indécise et trop abattue par tant de règnes oppresseurs et corrupteurs, fut bientôt découragée sans retour.

Quant à Roger, il restait pensif depuis qu’il avait lu dans les journaux la nomination de Fabien Grousselle et celle de bien d’autres qu’il avait connus.

— Mon ami, dit-il à monsieur de La Barre, le système n’a point changé ; les hommes eux-mêmes ont été presque partout conservés, et je ne vois aucune garantie pour que nous avions cessé d’être la proie d’intrigues secrètes et d’intérêts ambitieux. Le peuple est né, mais il vagit encore, et ses tuteurs sauront retarder sa croissance. La bourgeoisie est patriote ; mais aveuglée par une fausse conception de ses intérêts, elle reste le jouet des intrigants, qui l’effrayent et la dupent de leurs mensonges. Tout reste indécis, trouble et fatal. Nous sommes toujours aux mains de la monarchie, et, par haine de la République, il faudra que la France périsse. Dans cette confusion, je ne vois aucun jour pour de franches résolutions, pour de grands efforts, pour un enthousiasme heureux. Le péril est ici comme partout, et pendant l’occupation nos femmes et nos enfants ne peuvent demeurer seuls. Je reste.

— Je crois que vous avez raison, dit monsieur de La Barre ; nous resterons deux.

Quand monsieur et madame Grudal, Joseph et Gabriel arrivèrent aux portes de Paris, ils furent longtemps arrêtés par le flot de gens qui en sortaient le long de l’étroit passage laissé par les travaux de défense. Devant eux, défila une suite interminable de voiture de maître, pesamment chargées de bagages, et remplies de gens qui avaient dans les yeux la hâte et l’effroi. Le beau monde fuyait la ville des plaisirs, qui allait se transformer en place de guerre, et laissait au pauvre peuple, aux petits bourgeois, le soin de défendre, aux prises avec la famine et la mort, ses riches hôtels, ses monuments de luxe et de fête.

Dans une berline de voyage, les Brunériens qui accouraient défendre Paris reconnurent monsieur et madame Trentin, et celle-ci, qui, la tête à la portière, semblait trouver le spectacle pittoresque plus que fâcheux, les salua en souriant. Ils purent enfin arriver jusqu’au pont-levis, où ils entendirent le bruit de vives altercations : c’étaient des fuyards qui se plaignaient avec angoisse qu’on les retardât. Ils firent irruption l’instant d’après ; Ernest de La Rive, monté sur un beau cheval, avec une valise derrière lui, se trouvait en tête. Gabriel prit sans façon la bride du cheval :

— Où allez-vous donc, monsieur Jacot ? Est-ce que vous fuyez quand nous arrivons ? Que diable ! vous êtes en âge de vous battre aussi.

Ernest, à cette apostrophe, devint livide.

— Mais non, monsieur Gabriel ; je vais seulement faire une excursion.

— En Suisse, n’est-ce pas ? Au moins vous auriez dû nous laisser votre cheval à manger !

Puis il lâcha le gandin avec mépris.

— Ah ! canaille, va ! dit-il ensuite, ça n’a que des boyaux, Pouah ! Et c’est ça qui nous a gouvernés pendant vingt ans !

— Pourvu, dit pensivement monsieur Grudal, qu’ils ne nous gouvernent pas encore !

La Salvadonica, 26 juillet 1874.


FIN DE LA GRANDE ILLUSION DES PETITS BOURGEOIS.