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— Ce n’est pas le moment de faire du trouble !

— Le voilà !

— Le voilà !

— C’est le maire !

Monsieur Jacot s’avance, suivi d’Adalbert ; il a son écharpe tricolore et monte sur les marches du cadran solaire qui orne la place.

Messieurs, un revers a attristé nos armes. Grâce au génie militaire de l’empereur, à la vaillance de nos généraux et à la sollicitude de l’intendance, tout porte à croire qu’il sera bientôt réparé. La France, en ce moment, a besoin du plus grand calme pour conjurer la fortune contraire. Continuons de nous en remettre avec confiance au pouvoir titulaire qui jusqu’ici a su nous guider dans des voies prospères. Aujourd’hui, tout perturbateur de l’ordre serait deux fois criminel.

La foule resta indécise un moment sous la douche de cette prose blafarde ; puis, comme un affamé à qui l’on offrirait un verre d’eau tiède, elle s’écria :

— Des nouvelles des nouvelles ! Donnez-nous des nouvelles !

— Elles seront affichées tout à l’heure, reprit monsieur Jacot, L’armée de Mac-Mahon se retire en bon ordre !

— Ça n’est pas vrai ! cria de la foule une voix.

Le visage et les gestes de monsieur Jacot exprimèrent la majesté d’un Jupiter offensé.

— Si l’on m’insulte, dit-il, je n’ai plus rien à dire.

Et il descendit. La foule murmura contre l’interrupteur, et ceux près desquels il se trouvait le bousculèrent. Mais il s’arracha de leurs mains ; et, montant à son tour sur les marches quittées par monsieur Jacot :

— Citoyens dit-il.

— C’est un révolutionnaire, grognèrent les gros bonnets et conservateurs de Bruneray.

— J’ai dit que ce n’est pas vrai, parce que j’en viens. J’ai vu, citoyens, la lamentable déroute de notre armée, remplissant à la débandade les routes et les chemins, sans vivres, mourant de faim, beaucoup jetant les armes pour aller plus vite, et tous, les plus braves comme les autres, découragés, parce qu’ils n’ont pas confiance aux généraux qui les commandent, et qui se sont fait battre, les uns comme des écervelés, les autres comme des officiers de salon. Citoyens, je viens de l’Alsace, et j’aurais pu vous dire, il y huit jours, ce qui arrive aujourd’hui ; car rien n’était prêt. Vos soldats étaient déjà malades, faute de vivres, de baraquements, de tout ; ce ne sont pas seulement les boutons de guêtres qui manquent, c’est l’équipement, ce sont les soldats eux-mêmes. Les régiments sont à la moitié de leur effectif ; partout se montrent les résultats des dilapidations les plus monstrueuses, non-seulement notre armée est vaincue, mais elle ne peut pas vaincre, et la France est perdue sans le — courage et l’initiative de ses citoyens…

L’orateur ne put continuer. Les mains de deux gendarmes s’abattirent sur ses épaules, et il fut contraint de descendre. Suivi de Joseph, de Gabriel et de beaucoup d’autres, que venaient de surexciter les nouvelles données par ce témoin, Roger s’était élancé au secours de celui qu’on arrêtait si brutalement et qui n’était autre que le commis voyageur Alcide Gaudron…

— Pourquoi arrêtez-vous monsieur ? dit-il aux gendarmes. Je le connais : c’est un de mes amis.

— Nous exécutons les ordres de monsieur l’adjoint, dirent-ils, et Roger rencontra sous son regard, à quelque distance, le sourire faux d’Adalbert.

— Mon cher, je viens de chez vous, dit Alcide Gaudron, et je vous cherchais. Je me suis détourné pour vous parler, car, je le répète, la France est perdue, si les hommes de cœur…

— Je réponds de monsieur ! s’écria Roger, en regardant Adalbert.

— Vous pouvez vous tromper ; en tout cas, il faut qu’il soit interrogé.

— C’est un attentat à la liberté individuelle !

Adalbert, pour toute réponse, se mit à rire.

— Parbleu ! dit à Roger monsieur de La Barre, l’Empire vit-il d’autre chose ? Que voulez-vous que fassent, à monsieur l’adjoint, de pareilles raisons ?

Ils durent, pour le moment, laisser emmener Alcide Gaudron, tandis que d’un ton mystérieux, fait pour impressionner les esprits crédules, Adalbert expliquait à la foule les motifs de l’arrestation.

— Nous avons, messieurs, des raisons de croire que la personne qui vient de vous parler est un agent prussien déguisé. Vous n’ignorez pas que les Prussiens parlent admirablement le français.

La foule, d’abord indignée de l’arrestation de Gaudron. applaudit jusqu’au moment où Roger vint déclarer que le prétendu agent prussien n’était autre qu’un de ses amis, commis voyageur et natif de Langres. Alors la foule réclama sa liberté, et, quand Roger proposa d’aller la demander aux autorités, en même temps que des armes pour défendre la patrie, on le suivit avec enthousiasme.

Ce fut à peine si monsieur Jacot de la Rive, maire de Bruneray, par la grâce de l’empereur, consentit à recevoir messieurs de La Barre, Grudal et Cardonnel, chargés de lui adresser ces deux requêtes ; il leur reprocha de fomenter le désordre, et refusa tout, disant qu’il attendait des ordres de Paris, qu’il délibérerait avec ses adjoints sur la situation, et qu’il ferait connaître sa décision le lendemain.

— Ces bouffons parodient Louis XIV, dit monsieur de La Barre en sortant. Ma foi ! fais ce que dois, advienne que pourra.

Et, s’arrêtant sur le perron, il s’adressa à la foule :

— Citoyens ! vous êtes patriotes ! vous ne pouvez pas ne pas l’être ; car la patrie, c’est tout ce qui est doux et cher à l’homme : affections, intérêts, joies, travail ; c’est votre mère, c’est votre champ, ce sont vos enfants, c’est votre propre vie. Il y a longtemps, mes amis, qu’un homme vous a dit, en vous effrayant de dangers imaginaires, de partageux qui n’existent pas. « Donnez-moi le pouvoir et beaucoup de millions, et je vous garantis la paix, le travail, la sécurité. » Vous avez topé au marché croyant bien faire. Vous avez donné à cet homme, depuis vingt ans, de quoi nourrir cent mille pauvres familles de braves gens, et lui, assisté d’une bande de viveurs et de sacripants, a pillé et volé la France, qu’il avait promis de protéger contre le pillage. Aujourd’hui qu’au lieu de la paix, il vous a donné la guerre, l’armée, rongée par ces voleurs, ne peut nous défendre, et les vrais pillards, les vrais partageux, nous les avons : c’est le Prussien d’un côté, nos administrateurs de l’autre. Ceux-ci vous feront des promesses et des mensonges, mais ils ne feront rien pour la défense ; car ils ne veulent pas armer le peuple, de peur de perdre leur pouvoir. Ils ont bien moins peur de l’ennemi que du citoyen ; ils savent que le pauvre seul sera égorgé, foulé, maltraité, que lui seul payera la rançon, dont ils sauront bien-détourner sur lui tout le fardeau. Ils vous diront cette parole d’infamie : « N’irritons pas le vainqueur, » et ceux qui voudrait secouer leur joug ignoble et défendre la patrie, ils les traiteront, comme tout à l’heure, de Prussiens.

Citoyens, j’ai soixante ans, mais je suis fort et résolu, j’ai été soldat. Que tous ceux qui veulent combattre viennent avec moi. Il ne faut pas attendre les autres, mais que tous le pays se lève à la fois. Nous avons beaucoup à faire : guerroyer en partisans, fortifier nos villes et les défendre ; couper les voies, les routes, faire sauter les ponts, brûler nos récoltes plutôt que de les laisser aux Prussiens ; retarder, par tous les moyens, la marche de l’ennemi, et faire qu’il ne trouve partout que la famine et la mort. Dans ces conditions, l’invasion sera bientôt arrêtée : mais le peuple seul peut agir ainsi ; la race des exploiteurs et des jouisseurs qui nous gouverne ignore