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En revenant à la Cerisaie, monsieur de La Barre prit le bras de Joseph.

— Mon fils, lui dit-il, je viens de te donner un nom qui, pour tous les miens, à été un héritage de folie et de malheur. Pour ton bonheur et le bonheur de celle que tu aimes, nous avons cédé au préjugé ; promets-moi que c’est la seule concession que tu lui feras.

— Cher père, dit Joseph, mon éducation m’a fait paysan, comme je le suis d’ailleurs par ma mère. Vos enseignements m’ont fait homme de raison, et tel je resterai, je vous jure. Pour moi, désormais, l’amour-propre, comme l’honnêteté, sont placés dans le travail.

Un ou deux jours après, quand la nouvelle de la légitimation de Joseph fut bien répandue, monsieur de La Barre, accompagné de Joseph et de Roger, entra chez monsieur Renaud. Le bonhomme n’était pas au magasin, et la petite fille qui le servait dut l’aller chercher.

— Annoncez monsieur le baron de La Barre des Vreux ! dit le gentilhomme avec emphase.

La petite fille, qui ne connaissait le baron que sous le nom du chevalier, qui lui restait dans le pays, ouvrit de grands yeux et partit tout effarée. Monsieur Renaud arriva bientôt.

— Monsieur, dit le baron, le chapeau à la main, moi, Jacques de La Barre, baron des Vreux, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle Lucette Renaud, votre fille, pour mon fils, monsieur le chevalier Joseph de La Barre des Vreux !

— Oui, monsieur le baron, oui, certainement, dit le boutiquier suffoqué ; je vous l’accorde et vous remercie de l’honneur… et je suis heureux que votre fils…

— Il va vous remercier lui-même ; le voici, monsieur, dit monsieur de La Barre en prenant par la main Joseph qui se trouvait derrière lui. — Et c’est le même ! ajouta-t-il avec une ironie profonde, que monsieur Renaud ne saisit pas, occupé qu’il était à embrasser tendrement et à traiter de gendre ce bâtard de la veille, objet de ses mépris.

Le soir, on s’embrassait, en pleurant de joie, à la Bauderie ; parfois seulement une larme de chagrin venait se mêler aux autres dans les yeux de Régine et de Lucette, et elles murmuraient : « Si elle était là ! »

Le mariage des deux sœurs eut lieu le même jour, et tout finit par si bien s’arranger que madame Cardonnel disait à son mari ce soir-là :

— Eh bien ! Roger n’est pas après tout si mal apparenté d’un côté par son beau-frère, avec les La Roche-Brisson : de l’autre, par madame Lucette de La Barre, à la grande famille des barons de La Barre des Vreux. Ces Renaud ont joliment fait leur chemin.

— Hum ! répondit l’honnête bourgeois, — et ce mot signifie simplement bourgeois non capitaliste ; car les Cardonnel sont de bonne famille, Dieu merci ! — Hum ! il n’y a dans tout cela qu’Adalbert qui fasse figure dans le monde. Ah ! c’est une grande illusion que j’ai eue de croire mon fils capable d’arriver à tout. Dans ce monde tel qu’il est fait, il n’y a de placé que pour un petit nombre, et ce sont les enragés seuls qui réussissent.

Et l’ancien notaire se coucha en soupirant, mais avec la satisfaction toutefois d’avoir dit ce soir-là une grande vérité, ce qui ne lui arrivait pas tous les jours.



ÉPILOGUE.

LE PATRIOTISME DES AIGLES ET DES VAUTOURS.

Tous nos amis sont heureux par les affections domestiques ; mais quelques-uns payent leur indépendance d’opinion, leur amour du juste, par une vie extérieure difficile et combattue. Gabriel qui, pour ne pas abandonner les siens, s’est fait forgeron et maréchal-ferrant à Bruneray, est en butte aux tracasseries de la municipalité, et voit peu de clients recourir à ses fers démagogiques. Roger, poursuivi par la haine des Jacot, et la jalousie des Nauthonier, signalé aux gens des campagnes comme un homme dangereux, ne reçoit guère dans son étude que des démocrates et des indépendants, clientèle peu riche et peu nombreuse ; la Bauderie, où il se rend tous les soirs et passe chaque semaine un heureux dimanche, et que Joseph et Lucette dirigent en commun avec Régine, est le revenu le plus sérieux du jeune ménage. Régine et Lucette ont chacune aujourd’hui deux beaux enfants, dont les aînés, un fils et une fille vont déjà souvent, de leurs petites jambes, à la Cerisaie, voir grand-papa qui leur rend leurs visites avec usure. Monsieur et madame Grudal, qui n’ont pas d’enfants, ont adopté un des orphelins de Paris.

Ce n’est pas sans de grandes douleurs qu’ils ont traversé et qu’ils supportent encore ces temps d’épreuves, et les malheurs de la patrie les ont trouvés prêts à lutter contre tous ses ennemis. Comme ces faits concernent d’autres personnages de cette histoire et lui donnent sa moralité, il n’est peut-être pas inutile de les rapporter.

— Août 1870 ! Wissembourg ! Forbach ! Reichshoffen ! Ces coups terribles ont frappé la France au cœur de tous ses enfants. Et tout ce qui n’est pas corrompu par la jouissance ou énervé par la misère, de ceux-ci, malgré tout, un grand nombre s’agitent. Ceci n’est point une chose à rester inactif. La patrie toute entière est à chacun de nous. Quel est l’homme, l’être humain digne de ce nom qui se croise les bras devant un meurtre ? Et comment le nommer, si ceux qu’on tue sont les siens ? Quel est celui qui se cache, tandis qu’on envahit sa maison ?

Le 7, un dimanche lugubre et pluvieux, comme à Paris, comme dans toutes les villes, comme dans tous les villages de France, une foule considérable est rassemblée sur la place principale de Bruneray. On sait par le train les nouvelles terribles, que la mairie cependant n’a point encore données, bien qu’elle ait publié la grrrrande victoire de Saarbruck, et la balle de petit Louis. Pourquoi ? — Le maire est monsieur Jacot, le premier adjoint est Adalbert. Quelques-uns crient :

— Il faut demander le maire. Qu’il parte ! Nous voulons savoir la vérité !

La vérité ? Ô peuple naïf ! tu ne sais pas assez lire.

Roger Cardonnel, Jacques et Joseph de La Barre, Louis Grudal, Gabriel Cardon, sont là, causant dans les groupes et conseillant l’armement général, car la frontière est franchie, et celle qui maintenant seule peut arrêter l’ennemi, ce sont les poitrines des citoyens. Il faut se se hâter ! L’armée envahissante, elle, toute préparée, avance…

— Le maire ! crie-t-on, le maire !

— Hélas ! dit Roger, s’il leur faut encore le maire, ils ne feront rien.

— Pourtant, monsieur, dit un petit bourgeois, qui l’entend, on ne peut pas agir sans les autorités.

— Quand on ne peut pas agir sans les autorités, c’est qu’on n’agit pas, répond Roger. Vous avez lu, monsieur, l’histoire de France ? Avez-vous vu que pour prendre la Bastille, on soit allé chercher les autorités ?

— Mais, monsieur, ce n’est pas légal.

— Je vous demande pardon ; la première légalité, en ce temps-ci comme toujours, mais reconnue enfin, sinon pratiquée, c’est le droit naturel du citoyen à défendre ses droits attaqués et sa patrie, qui les comprend tous.

Le petit bourgeois, scandalisé mais pas fort à la riposte, s’en va dans un autre groupe dire :

— Ce Cardonnel est un révolutionnaire endiablé !

Beaucoup se retournent et regardent avec défiance le jeune notaire, et monsieur Bourzade, l’enrichi, ajoute avec un regard de travers :