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du corps à dix-huit ans, en 1823, je fus licencié par la révolution de 1830, en raison de laquelle mon frère, plus âgé que moi de dix ans, capitaine et marié, donna sa démission. Nous nous retrouvâmes huit au château, dont un enfant, qu’on appelait dans ses langes monsieur le chevalier, et qui n’était que l’héritier de notre misère. À cette époque, mes sœurs avaient, l’une vingt-quatre, l’autre vingt-huit ans ; c’étaient deux admirables filles, bonnes et tendres malgré leur orgueil de race, faites pour être mères, pour aimer et pour donner le bonheur. Elles se mouraient d’ennui et de misère.

Je les vis prendre le voile ; je vis tomber leur belle chevelure, et ces malheureuses entrer vivantes dans la tombe, parce que l’orgueil leur défendait d’épouser un homme qui ne fût pas de leur rang, et de goûter les joies d’une humble fermière. Pour ne pas être à charge aux miens, je me fis soldat, et ce fut là que je devins épris de liberté, d’égalité, de moralité humaine, à force de voir l’homme avili et tyrannisé. Le lendemain du jour, en 1839, où l’on nous fit charger des citoyens qui réclamaient la liberté, je me retirai du service. Mon père était mort depuis longtemps d’amertumes accumulées ; ma mère, également ; et ma belle-sœur se mourait. Quelle noble nature et quelle charmante femme ! Elle était musicienne inspirée, et j’ai là son piano, meuble le plus cher de mes souvenirs. Mais elle aussi ne pouvait supporter cette vie étroite et mesquine, cette pauvreté cruelle qui la blessait à chaque instant du jour. Elle mourut. Je proposai vainement à mon frère de changer radicalement de vie et d’élever mon neveu pour le travail. Il me traita de fou. Pour l’enfant, d’ailleurs, c’était trop tard ; il avait déjà toutes les folies de sa race à jamais empreintes dans le cerveau. Il est mort en défendant de son épée le siége même de la tyrannie. Je suis resté seul de tous, et je me jurai de rester seul, afin de ne pas continuer cette race de martyrs.

Pas plus avec une fille bourgeoise qu’avec une fille noble, je n’aurais pu vivre simplement, en homme, travailler de mes mains, et élever mes enfants à l’abri de tout orgueil. Le virus a passé d’une race dans l’autre, et l’effet principal de la révolution humanitaire a été de l’infuser dans les plus humbles veines, tout prêt à se développer, au moindre souffle de la fortune.

Je restai donc seul, avec mes livres et mon jardin, que je faisais moi-même, au scandale des travailleurs du voisinage, qui en rougissaient pour moi. Ma vieille bonne seule me disait : « Monsieur le baron fait bien ! » Tous deux, à force d’industrie, nous trouvions moyen de donner un peu, dans nos entours, aux enfants et aux malades. On venait à nous dans le malheur avec plus de confiance qu’on n’allait aux riches. Nous eûmes un jour le cœur navré par le malheur d’une veuve, restée seule avec deux enfants, et qui ne possédait pas même un toit pour s’abriter. Assez délicate, elle se tuait de travail et manquait de nourriture. Ma vieille servante prit les enfants au château, nous partageâmes notre pain ; je fis venir la mère pour m’aider au jardin quand elle n’avait pas de journées, et nous la nourrissions de notre mieux. C’était une femme d’un caractère droit, élevé, d’un sentiment profond, qui peu à peu conquit mon admiration et mon respect. Nous causions ensemble, tout en travaillant ; elle ne savait rien, et cependant je lui faisais tout comprendre. Belle encore malgré ses épreuves, elle avait un charme plus touchant. Je l’aimai sincèrement, elle m’aima, et son dévouement pour moi alla jusqu’à supporter la honte qu’on inflige surtout à la femme, parce que c’est elle qui, s’exposant le plus, la mérite le moins.

Tu me croiras, Joseph, quand je te dirai que si alors je n’épousai pas ta mère, ce ne fut pas un préjugé qui m’en empêcha. Je le lui dis, et elle accepta ma pensée : pour le bonheur de cet enfant, n’en faisons pas un baron, mais un homme. Si je lui transmettais mon nom et mon titre, malgré nous, l’influence de l’opinion publique le gagnerait comme une gangrène, et orgueilleux, il serait misérable. Tandis que pauvre et sans nom, il prendra possession de deux richesses que nous pouvons lui donner : le travail et l’instruction. Ayant à lutter contre les préjugés de naissance, il ne les méprisera que mieux.

Je croyais en effet, Joseph, j’espérais t’inspirer la force de n’en pas souffrir ; c’était une dure loi, va, que je m’imposais de ne pas t’appeler mon fils et de me laisser frapper cent fois le jour de ce nom de Monsieur, si blessant pour moi dans ta bouche, quelque tendre que fût l’accent avec lequel tu le prononçais. J’espérais voir Lucette t’épouser malgré l’opinion ; cette protestation m’eût semblé belle et digne d’être achetée par quelques souffrances….

— Ah ! mon père, interrompit le jeune homme, elle l’eût fait, s’il ne se fût agi que du monde ; mais il s’agit de ses affections, et non-seulement je ne puis vaincre sa résistance, mais j’ose peine l’essayer, car je voudrais la combler de bonheur et non pas exiger d’elle des sacrifices !

— Je ne te fais pas de reproches, mon enfant, je me justifie ; car en songeant que je t’ai laissé souffrir, c’est moi que j’accuse, je ne cherche pas d’autre coupable.

Ils s’embrassèrent de nouveau, et cette longue nuit d’hiver passa, comme une heure, dans la joie de leurs épanchements.

Le lendemain, une étrange nouvelle commença de circuler dans le pays.

— Que dites-vous ?

— Ce n’est pas possible !

— Non, bien sûr, ça serait trop drôle !

— Puisque c’est le secrétaire de la mairie qui l’a dit à Caillaux et à bien d’autres. Pas plus tôt que le chevalier est sorti de lui faire inscrire qu’il voulait se marier avec Marie Cardan, il a couru comme un fou le dire à quelqu’un, et, rencontrant Caillaux à la porte, c’est celui-ci qui l’a su le premier. À présent, c’est l’histoire de tout Bruneray.

— En vérité, c’est à faire tomber des nues : un baron de La Barre épouser sa servante, une paysanne !

— Il y a longtemps qu’il la traitait en dame, que ça faisait rire tout le monde.

— Marie Cardan, baronne ! Ah ! ah ! ah ! ah !

— Après tout, c’est encore un drôle de baron, puisqu’il fait ses terres lui-même.

— Vous voyez qu’on avait raison d’en jaser.

— Mais pourquoi se marier à présent, puisqu’il ne l’a pas fait plus tôt ?

Nul ne reçut cette nouvelle avec plus d’incrédulité d’abord que madame Cardonnel. Elle commença par se fâcher contre ceux qui la répandaient ; mais, quand elle ne put plus douter que ce fut vrai, l’indignation la prit, et elle s’emporta contre monsieur de La Barre.

— Était-il possible ? Se déshonorer ainsi ! Un homme de cet esprit ! Ah ! l’esprit est une belle chose, mais le sens commun vaut mieux, et madame Cardonnel s’en applaudissait.

Émilie ne fut pas moins courroucée ; elle en pleura de chagrin.

Monsieur de La Barre laissa passer tous ces commentaires. S’en occupa-t-il seulement ? Il ne vit pendant les dix jours réglementaires que ses jeunes amis de la Bauderie : Roger, qui s’y rencontrait souvent, et monsieur Grudal, qui vint le féliciter.

Ces deux amis furent les témoins de monsieur de La Barre, et, du côté de Marie, deux de ses parents, paysans. Gabriel, sa femme et Joseph, seuls, outre les témoins, assistèrent au mariage, qui se fit de grand matin pour éviter les badauds. Il n’y en eut pas moins un grand nombre, et un vif tressaillement dans toute l’assistance quand, par l’acte de mariage, Joseph fut reconnu fils légitime des deux époux.