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Le visage de madame Renaud devint d’une pâleur de bistre et elle secoua la tête.

— Ce n’est pas votre avis ? dit le chevalier.

— Je ne pense pas que ça réussisse, dit-elle.

Après un instant de silence, madame Renaud parut faire un effort et ajouta :

— Mais il faut bien commencer. Oui, faites cela. Il faut bien voir !

Cependant elle restait en proie à une émotion profonde :

— Pauvre Lucette ! dit-elle en serrant le bras de Roger, tandis qu’ils suivaient l’allée qui conduisait à la petite porte. À présent, toutes mes craintes sont pour celle-là. Je sais qu’elle aura en vous un protecteur et un frère, Roger ; mais comment sortir de là ? Fera-t-elle à son père l’affront d’une sommation ? C’est bien triste. Je ne voudrais pas qu’elle fit cela. C’est comme un voile funèbre sur le mariage, et le père ne s’en consolerait jamais et ne lui pardonnerait pas, non, pas même à son dernier jour. Il aurait tort, je le sais bien. Mais il n’en souffrirait pas moins. Chacun est l’esclave de ses idées. Et Lucette ne verrait jamais ses enfants sur les genoux de leur grand-père. Mon Dieu ! comment faire ?… Et pourquoi, mon cher enfant, les gens sont-ils ainsi, chacun renfermé dans son entêtement ? Il faudrait toujours vouloir les autres heureux. Ça serait alors tout simple.

Elle serra les mains de Roger et du chevalier, et leur dit :

— Eh bien ! à ce soir, si c’est possible.

Ils se concertèrent, et il fut convenu que le chevalier viendrait, à trois heures, savoir le résultat de l’entretien de Roger avec ses parents, et que, si monsieur Cardonnel avait consenti à venir faire la demande, le chevalier se joindrait à eux.

L’entretien fut quelque peu orageux. Roger l’avait prévu. Mais comme il l’avait prévu aussi, l’espoir de vaincre sa volonté n’existait plus, et sur les instances de son fils, monsieur Cardonnel consentit, sans trop de peine, à faire la démarche le soir même, — puisqu’il le fallait, dit-il. — De plus en plus désolée de la ruine de toutes ses espérances, madame Cardonnel alla dans sa chambre pleurer mademoiselle Bourzade, mais laissa partir son mari. Entre deux soupirs, elle se disait aussi que Régine était maintenant parti presque convenable et que la Bauderie valait cent mille francs.

Monsieur et madame Renaud étaient seuls dans leur magasin, quand ils virent entrer monsieur de La Barre, monsieur Cardonnel et Roger. Les joues de la bonne mère prirent aussitôt la teinte bistrée qu’elles avaient eue le matin et ce fut à peine si elle put répondre au salut de ses visiteurs.

— Mes chers voisins, dit monsieur Cardonnel, qui croyait encore aux discours de circonstance, et qui avait mis des gants, chose négligés par lui depuis son séjour à la campagne, mes chers voisins, je viens vous faire une demande qui, après une longue et vieille amitié, doit reserrer encore les liens qui nous unissent. Vous connaissez mes principes : je crois que la fortune n’est pas indifférente au bonheur, et nous sommes dans un siècle où elle est absolument nécessaire. Cependant il y a des sympathies auxquelles il faut obéir et qui sont très-utile également, il faut le reconnaître, en ménage. Nos enfants se connaissent depuis leur naissance, ils s’aiment et ne croient pas pouvoir être heureux dans une autre union. Je viens donc vous demander pour mon fils, qui m’en a prié, la main de votre fille Régine.

Monsieur Renaud était du nombre de ceux de l’Écriture qui ont des yeux, — et même de gros yeux, — pour ne pas voir. Il ne s’était nullement aperçu de la réconciliation des deux jeunes gens et croyait cet amour passé depuis longtemps. Il fut donc à la fois surpris et charmé, une bouffée de sang lui monta au visage ; il se leva, saisit les mains de monsieur Cardonnel et de son fils, et les secouant avec énergie :

— C’est entendu, s’écria-t-il, je vous accorde ma fille ! Certainement c’est une bonne chose que les vieilles amitiés, monsieur Cardonnel ! je n’attendais pas moins de vous. Comme vous dites, la fortune… Mais nous arrangerons cela, que diable ! pour le mieux. Et puis, comme vous dites encore, les sentiments, les qualités de l’esprit et du cœur, et l’amour, c’est tout en ménage. Mon Dieu ! oui, quand les enfants s’aiment, le devoir et la joie des parents, c’est de les rendre heureux. Après tout, c’est leur affaire. Voilà mon idée, et je suis content de voir que vous pensez comme moi.

— Et moi aussi, monsieur Renaud, dit alors monsieur de La Barre, je suis heureux de voir que nous pensons de même sur ce sujet-là ; car je ne suis pas venu simplement pour accompagner mes amis, mais pour vous. adresser une demande pareille. C’est de Lucette maintenant qu’il s’agit. Elle aussi est ardemment aimée, et elle aime de même un jeune homme de bon caractère, de bonnes mœurs, instruit et intelligent ; leur bonheur est attaché à ce mariage. Ce sera donc aussi votre joie. de les rendre heureux. Je vous demande la main de Lucette pour Joseph, à qui je promets d’assurer par contrat de mariage, la moitié de ce que je possède, et le reste après ma mort.

Monsieur Renaud restait muet ; sa face, qui commençait à reprendre le coloris ordinaire, s’était empourprée de nouveau ; ses gros yeux semblaient près de sortir de leur orbite. Enfin il s’écria :

— Joseph qui ? s’il vous plaît. Qu’est-ce que c’est que ce Joseph que vous me proposerez pour mari de ma fille ?… Parce qu’il y a une chose que je ne peux pas croire, monsieur le chevalier, comme nous avons toujours été amis, c’est que vous vouliez m’insulter.

— C’est vous, monsieur Renaud, qui insultez en ce moment la nature et la justice. Parce que ce jeune homme n’a pas un acte de naissance régulier, en a-t-il moins ces qualités du cœur et de l’esprit que vous déclariez, il n’y a qu’un moment, vis-à vis de monsieur Cardonnel, être tout en ménage ? Et c’est pour une simple question de vanité que vous rendriez votre fille malheureuse ! Non, monsieur Renaud ; vous avez dit tout à l’heure une fort belle parole, que je vous demande la permission de répéter. Quand les enfants s’aiment, le devoir et la joie des parents, c’est de les rendre heureux. Eh bien ! Lucette et Joseph s’aiment, de même que Régine et Roger. Votre devoir vis-à-vis des deux couples est le même, et votre joie sera la même, je l’espère, quand vous y aurez réfléchi.

— Ne cherchez pas à me prendre sur mes paroles, monsieur ! s’écria monsieur Renaud en se levant dans un accès de fureur. Je ne suis pas un noble, moi ; mais j’ai du sang dans les veines, monsieur, et de l’honneur ! J’accepte les alliances honorables et je rejette celles qui ne le sont pas. J’ai dit ce que j’ai dit ; mais je n’ai jamais dit que ma fille, mademoiselle Lucette Renaud, épouserait un paysan, et j’en jure par tout ce qu’il a de sacré au monde, elle n’épousera jamais un bâtard !

Cramoisi, hors de lui-même, et se dressant de toute sa grande taille, il étendit la main en proférant ce serment, comme pour apposer sur l’avenir le sceau d’une volonté implacable ?

— Renaud ! dit une faible voix.

Roger courut à madame Renaud et la soutint, car elle chancelait sur son siége. À ce moment, — c’était le samedi soir, — Lucette et Régine entraient ; elles coururent vers leur mère en s’écriant.

La pauvre femme leur jeta un dernier regard et expira dans leurs bras. Tout secours fut inutile : c’était la rupture d’un anévrisme qu’on n’avait même pas soupçonné.