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plus ou moins rose. Pour moi, je ne regrette pas tant ma jeunesse ; elle a été prolongée par un sentiment qui est le plus beau de tous et dont les peines mêmes valent mieux que de bas plaisirs. Le moment où chaque jour nos regards se pénétraient… Je défie un débauché de goûter rien de semblable. Nous avons joui pendant vingt ans des primeurs de l’amour, et maintenant le besoin que nous éprouvons de nous réunir va être rempli. Quand deux êtres se sentent liés par une intimité profonde, comment et pourquoi l’âge mûr, la vieillesse même, devraient-ils les séparer ? Si l’amour humain n’est pas la promiscuité animale, il faut que ce soit la fidélité.

— Je me suis demandé souvent, dit Roger, pourquoi vous aimant si fortement, mademoiselle Carron n’a pas eu le courage de rompre avec sa mère pour vous épouser.

— Elle a cru que le devoir le lui défendait. Madame Carron était d’un caractère extrême, exigeant, dont Julie a beaucoup souffert. Elle eût été malheureuse jusqu’à son dernier jour du mariage de sa fille, et peut-être en serait devenue folle. Pouvais-je imposer à celle dont le bonheur m’est si cher cette angoisse et ce remords ?

Le premier numéro du Petit Journal de Bruneray parut peu de temps après. Il contenait des articles, d’ailleurs fort anodins, sur les compagnies financières et sur les salaires ; des conseils de moralité, d’hygiène ; un bulletin politique très-clair et très-précis, des variétés instructives. Ce n’en fut pas moins un événement plein de menaces pour le château. Monsieur Jacot, à l’instar de certains économistes, trouvait que le peuple, devant travailler, ne devait pas lire ; opinion qui évidemment est celle aussi des classes dirigeantes, comme le budget de l’instruction publique en fait foi. Sachant que Roger était le principal rédacteur du Petit Journal de Bruneray, monsieur Jacot insista près de lui pour qu’il cessât cette publication démagogique, et, sur ses refus, le prit en haine. Le premier incident venu fit éclater la brouille, et Roger n’eut plus à craindre les visites de madame Trentin.

Mais cette affaire faillit empêcher sa nomination ou du moins la retarda. La chambre des notaires fut très-froide pour lui, et le curé et le maire, interrogés sur son compte par le procureur général, mirent en avant contre lui les soupçons répandus par Nauthonier. Heureusement le barreau de Paris était un répondant sérieux, qui réduisit à néant ces calomnies, et toute la malice qu’y put mettre le parquet fut de retarder sa réponse d’un mois et demi, tandis qu’il s’empressait de recevoir, à deux lieues de là, un jeune homme qui venait de laisser sur le pavé, pour épouser une belle dot, une jeune fille enceinte.

— Ne vous impatientez pas, disait le chevalier ; c’est le bon ordre qui veut cela.

Pendant tout ce temps, — on était au commencement d’octobre, — Régine et Roger avaient gardé, sauf vis-à-vis de Lucette et du chevalier, le secret de leur réconciliation, et se bornaient à en savourer en eux-mêmes chaque jour les délices. Roger voulait attendre sa nomination pour parler à ses parents. Mais, dès le lendemain du jour où il l’eut reçue, le matin, il se préparait à partir pour la campagne de son père, quand il vit entrer madame Renaud.

— Maître Roger, lui dit-elle, j’ai affaire à vous. Il y a longtemps que j’ai résolu de vous faire faire votre premier acte, et j’étais impatiente, car on ne sait ce qui peut arriver. Dans une demi-heure, le chevalier et monsieur Grudal, que j’ai prévenus hier soir, seront ici, et devant eux je vous dicterai mon testament ; d’ici là, nous allons causer ensemble pour que tout soit bien arrangé.

— Votre testament, chère madame Renaud ! Il n’y a pas là d’urgence.

— Peut-être, on ne sait pas. Je veux être sûre qu’après moi mes filles seront indépendantes. Elles ont assez souffert comme cela, les pauvres petites ! Renaud n’est pas méchant, mais il est dur. C’est dans son idée ; il croit qu’un père doit tout gouverner et que c’est le mieux ainsi. Mais ses filles ont un cœur à elles et n’ont point le sien. Il faut que chacun puisse vivre selon soi. Je ne sais si vous le savez, Roger, c’est de moi que vient toute la fortune. La Bauderie, qui est mon bien paternel, m’appartient par contrat et Renaud n’y est pour rien. Mon pauvre père, en me voyant épouser un homme sans fortune, l’avait voulu ainsi. Je veux à mon tour que ce bien qu’elles ont augmenté soit la propriété entière de Régine et de Lucette. Ma part du magasin sera l’héritage d’Adalbert, qui n’en a pas besoin ; mais je ne puis lui enlever tout. Seulement j’en veux laisser l’usufruit au père, il sera maître en cela ; il y vivra dans ses habitudes et chacun sera tranquille. C’est une si bonne chose, mon enfant, que la tranquillité. Moi j’aurais besoin de vivre comme dans un nid de tourterelles, sans bruit et sans fâcheries. Au lieu de ça, j’entends gronder tous les jours, et j’ai beau savoir que ce n’est pas au fond méchanceté, ça me serre et m’étouffe le cœur. Je devrais y être habituée : eh bien ! non, ça me fait mal comme au premier jour.

Ils élucidèrent alors la question au point de vue légal, et, monsieur de La Barre et monsieur Grudal étant arrivés, Roger fit, comme l’avait voulu madame Renaud, son premier acte à cette occasion. Quand ce fut fini, madame Renaud se leva pour rentrer chez elle.

— Il ne faut pas que je m’attarde, dit-elle ; on va me demander d’où je viens et je ne veux pas le dire.

Elle était un peu pâle, d’émotion sans doute, et Roger voulut lui donner le bras pour la conduire par le jardin. Monsieur Grudal partit, le chevalier les accompagna.

— À présent, je suis tranquille, dit la bonne femme en descendant le perron ; mes pauvres fillettes seront libres, je puis mourir.

— Gardez-vous-en bien, dit Roger ; pour moi, j’ai besoin de vous appeler maman, et cela le plus longtemps possible.

— Oui, je sais, mon cher enfant, et j’en suis bien heureuse. Régine ne m’a rien dit, la petite dissimulée ; mais elle m’a souri et je sais ce que cela veut dire. Pauvre fille ! enfin elle est heureuse, et vous aussi, Roger, vous le serez.

— Oui, chère maman, plus que je ne puis vous le dire. Écoutez, sera-ce trop d’émotions dans un jour, si je puis ce soir vous amener mon père ?

— Ce soir ? Oh ! non ; le plus tôt sera le mieux. Je voudrais vous voir mariés. Mais vous ne craignez pas quelque résistance de votre père, de votre mère surtout ?

— Ils savent à présent que ma volonté est irrévocable dans les choses qui me concernent seul, et me voici tout à fait indépendant. Puis certaines circonstances extérieures, en elles-mêmes bien futiles, auront beaucoup modifié leur sentiment à cet égard.

— Oui, ils nous considèrent un peu plus, nous, leurs vieux amis, parce que mes filles sont à présent reçues dans la société. Voilà de ces misères qu’il faut passer aux gens sous peine de n’aimer personne. Et pourtant, c’est triste !

Elle soupira et porta la main à son cœur.

— Et puis, reprit-elle, je vous autorise, mon cher enfant, à leur dire à l’oreille ce que nous avons fait ce matin. Ça ne nuira pas.

— J’ai bien envie d’une chose, dit le chevalier.

— Quoi donc ?

— D’envelopper ma demande dans la vôtre. C’est ainsi que font les rusés de ce monde quand ils ont quelque chose de difficile à faire passer ; ils mettent ensemble le bon et le mauvais. J’insérerai la pilule du mariage de Lucette dans le sucre de celui de Régine, et peut-être monsieur Renaud avalera-t-il le tout ensemble.