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— C’est bien, dit-il, immobile et froid de douleur ; je partirai.

— J’aimerais mieux que ce fût moi, reprit Régine ; mais comment ?… J’y tâcherai. Roger allait se retirer quand elle le retint par le bras.

— Tu ne sais pas, lui dit-elle, ce qu’est ce lieu ? Toute la vie de mon âme est là. Ce que nous y avons ressenti ensemble… Rappelle-toi, si tu le peux désormais. Oh ! Roger, que c’est beau un amour qui est une religion, que c’est grand ! Ce qu’il y avait alors d’aube et de printemps dans nos cœurs, mêlé à des choses sublimes !… Je serais morte en souriant pour toi, et de même j’aurais donné ma vie pour faire du bien aux autres ou pour rapprocher de plus près le monde de la lumière par un noble élan. Que j’étais bonne alors ! que J’étais heureuse que je t’adorais ! L’amour est un appel des choses infinies, du grand avenir. C’est le progrès dans l’âme. L’abandon, le doute, au contraire, tout l’édifice de lumière s’en va, fond dans la boue. Lui ? Quoi ! cela est possible ! Lui ! Toutes les fibres du cœur se révoltent, elles étaient siennes ! On regarde partout si l’on ne rêve pas, s’il fait jour encore. Il y a dans ce lien, Roger, plus de larmes tombées que de feuilles, et puis tous les rayons d’autrefois, je les garde à part… Hélas ! je les garde trop ; c’est avec cela que je l’écrase et te désespère, pauvre Roger ! Nous étions si haut autrefois que je ne puis me résigner à descendre. C’est mortel !

Elle cessa de parler, et reprit après un silence :

— Pardonnez-moi aussi, je vous fais beaucoup de mal.

Roger ne put lui répondre. Il mit un genou en terre lui baisa la main et partit.

Maintenant tout était fini, toute sa vie était à terre. Qu’allait-il faire ? Il n’en savait rien. Mourir lui semblait cent fois préférable à la vie terne et froide qui désormais l’attendait. Mais avant tout il devait partir, puisqu’elle le lui avait demandé. Il irait dès le lendemain parler à son père, le supplier de lui rendre sa liberté ; il arrangerait tout du mieux possible et tâcherait lui-même de trouver son remplaçant. Mais elle qui restait, elle ne serait jamais consolée ? Il avait perdu la vie de celle qu’il adorait ! Rien n’y pouvait désormais : ni le repentir, ni la mort, ni l’amour ! Rien. Ce qui était brisé ne pouvait revivre. Il avait tué leur chaste amour, la vraie foi dans le cœur de sa fiancée. Que n’était-il mort lui-même ?

Au jour, il se leva, épuisé de douleur, brisé de fatigue. Il lui semblait qu’une année s’était passée depuis la veille. La veille, il espérait encore. Il descendit : Nul n’était levé, la maison était vide et morne. Il se dit : voilà ma vie désormais ! Et, poussé par le besoin de soulagement, étouffé par une oppression écrasante, if sortit dans le jardin, espérant y respirer mieux. Mais le jardin, pas plus que la maison, ne contenait assez d’air pour sa poitrine.

Comme il marchait dans la grande allée, arrivé devant l’allée transversale qui conduisait à la petite porte des Renaud, il vit cette porte s’ouvrir. C’était… oui, c’était Régine ! Elle était en peignoir du matin ; un bonnet en réseau, orné d’une petite dentelle, contenait ses longs cheveux dénoués ; elle s’avança rapidement vers lui. Ses joués gardaient encore la trace des larmes de la veille ou plutôt celle de la nuit ; cependant son visage était rose comme l’aube et ses yeux surtout brillaient d’un étrange éclat. Bien surpris de cette apparition à cette heure, mais toujours heureux de la voir, il fit quelques pas au-devant d’elle. Régine l’envisagea et, le voyant si défait, des larmes lui vinrent aux yeux.

— Oh ! Roger, dit-elle.

Elle passa le bras sous celui de Roger, en le serrant fortement, et marcha vers la petite porte. Il se laissait entraîner, plein de pensées confuses, le cœur violemment agité. Au sortir de la petite porte, Régine prit l’allée des huis et s’arrêta dans le coin touffu, asile de leurs joies et de leurs douleurs ; là, quittant le bras de Roger, elle lui prit les deux mains et le regardant avec tendresse :

— Une longue nuit s’est passée pour moi comme pour foi depuis hier, dit-elle. Après ton départ, mon exaltation peu à peu s’est calmée, et je n’ai plus songé qu’au mal que je venais de te faire, à ton désespoir, à ton morne adieu. Je me suis trouvée barbare, je me suis maudite ; j’ai repassé toute ma vie depuis que je t’aime, tant de bonheur et tant de pleurs ! et encore une fois, j’ai pleuré notre bel amour ; mais j’en ai découvert un autre plus grand, aussi grand du moins dans un autre ordre, et je te dis à mon tour ce que tu m’as dit : souffrance ou bonheur, oubli ou regrets, je veux t’aimer et vivre avec toi. Quand je m’irritais dans ma douleur et m’infligeais ma propre souffrance, j’étais égoïste encore et me vengeais à mon insu. Mon amour pour toi monte d’un degré, il dominera tout. Je t’aimerai pour le bonheur de te rendre heureux, et déjà je me sens heureuse de t’aimer d’une façon nouvelle. Oui, je voue de nouveau ma vie à la tienne, et ne te demande qu’un peu de temps pour nous reconnaître et nous retrouver. Oublie ce que je t’ai dit et pardonne-moi mes combats.

Déjà Roger la pressait sur son cœur avec délire.

— Merci ! lui disait-il en paroles entrecoupées ; merci ! Oh ! tu es la plus grande des femmes ! Ô ma Régine, tu me rends la vraie vie ! Oui, nous avons été chassés de notre Éden ; ce siècle n’en souffre point, mais nous y rentrerons à force d’amour. Il nous rendra la foi, il nous donnera l’oubli. Ô Régine ! il y a deux forces et deux vertus ; la seconde est la plus douloureuse ; mais la plus solide. Crois en moi plus qu’auparavant.

— Je t’aime ! dit-elle.

Et les petites feuilles des buis, leurs confidentes, qui depuis quatre années n’avaient plus entendu que des pleurs et des soupirs, frémirent au bruit d’un baiser.


XXI

LE PREMIER ACTE DE MAITRE ROGER CARDONNEL.

À dater du jour de sa réconciliation avec Régine, Roger avait senti le besoin de se brouiller avec les Jacot.

Il alla trouver monsieur Grudal et lui proposa de faire ensemble un journal hebdomadaire à l’usage des ouvriers du canton.

Louis Grudal, qui, depuis la mort de madame Carron, vivait dans une joie profonde et ne doutait plus d’aucun succès, accueillit la proposition avec enthousiasme. Selon que l’avait prévu le chevalier, il ne devait épouser Julie que deux mois plus tard, à l’expiration du grand deuil ; mais ils se voyaient journellement, et ce n’était pas un bonheur incomplet pour ces deux amants qui pendant vingt ans s’étaient contentés d’échanger chaque jour un seul regard. Leur mariage faisait l’amusement des badauds de la ville. Pour Roger, pour un petit nombre seulement, ces vieux amants étaient les saints du temple et inspiraient un attendrissement respectueux. Monsieur Grudal n’ignorait pas les plaisanteries dont son bonheur était l’objet, mais il en portait légèrement le poids.

— Je sais que je les fais rire, dit-il à Roger ; pour moi, ils me font pitié. Qu’ils rient ! Tous leurs rires ne combleront pas le vide laissé par le bonheur à leur foyer domestique. Tenez, monsieur Roger, le monde n’est pas fort ; tant qu’on en sera à rire de la fidélité de l’homme et de l’amour à quarante ans, c’est que les hommes ne seront en majorité que des animaux on des coquins. L’amour n’est encore pour eux qu’une affaire de teint