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— Croyez du moins, je vous en supplie, que je n’ai pas eu l’intention de vous faire du mal. Ce mot m’est échappé, et je l’ai regretté tout de suite, surtout en vous voyant sortir.

— Régine, lui dit-il, je ne sais ce qui m’est le plus cruel de votre douceur ou de vos attaques. L’une et les autres me font également sentir combien vous me méprisez, et cela, c’est l’arrêt sans merci. C’est plus que le deuil de toute espérance, plus que la mort !

— Vous vous trompez, dit-elle en tremblant. Je ne vous méprise pas !

— C’est vrai ? c’est bien vrai ? s’écria-t-il. Ah ! merci, Régine ! Hélas ! murmura-t-il par un retour douloureux, pourtant ce serait peut-être justice, et moi-même, plus fier en face des autres, j’ai peine, vis-à-vis de vous, à ne pas me mépriser.

— Je ne vous juge pas, je ne sais pas, je ne comprends pas : j’ai souffert, voilà tout… et je souffre de vous voir souffrir.

— Vous me voudriez indifférent, n’est-ce pas ?

Elle se tut devant cette question, mais une rougeur vint colorer son visage ému.

— Oh ! Régine, s’écria-t-il tremblant d’espérance ! oh ! si vous pouviez me pardonner !

Elle hésita encore et répondit :

— Si c’est pardonner que vouloir sincèrement le bonheur de… d’une personne, je vous ai certainement pardonné, Roger.

— Non, dit-il ; mon bonheur, vous le savez bien, n’est qu’en vous. Me pardonner, ce serait m’aimer encore !

— Je suis toujours, dit-elle d’une voix oppressée, votre amie…

— Ce n’est pas assez ! Toi, mon amie ! Ah ! Régine, se peut-il ?… Non, tu ne peux pas ! Quand on s’aime comme nous nous aimions, l’amitié ne se comprend plus, le cœur s’en indigne ; le mien n’a que des élans pour toi. Rends-moi l’amour d’autrefois.

Il parlait ainsi à mains jointes, suppliant et passionné, devant elle, pâle et tremblante.

— L’amour d’autrefois ! murmura-t-elle ; ressuscite-t-on ce qu’on a tué ?

— Ah ! cria-t-il, tu ne m’aimes plus !

Et à son tour il devint pâle comme un mort. Elle fit un pas, lui prit la main :

— Roger !

— Oui, je comprends, dit-il à voix basse, vous êtes bonne, vous avez pitié de moi : c’est tout.

— Non, tu ne comprends pas, reprit Régine avec éclat ; je ne puis, je n’ai pu cesser de t’aimer, je ne l’ai pas même voulu ; mais, quand tu parles de l’amour d’autrefois, je puis bien te dire qu’il n’existe plus et ne peut jamais revivre. N’était-ce pas une confiance avant même d’être un bonheur ? C’était ma religion moi, et qui jamais eût pu me faire croire que tu pouvais me trahir ? Toi seul !… Je croyais… mais des paroles ne peuvent dire… L’amour d’autrefois !… si pur, si naïf ! C’est comme un petit enfant, souriant et beau, que tu aurais égorgé dans mon sein : une chose sacrée à jamais flétrie ! Ne me le demande plus. Si nous pouvions encore nous aimer d’amour, ce ne serait plus le même ; celui-là est mort, je le pleure toujours.

— Oui, je le comprends maintenant. Je sais… Moi-même j’ai tant pleuré, tant regretté, tant souffert, tant désiré d’effacer l’ineffaçable ! Oh ! Régine, tiens, je voudrais mourir. Tu me plaindrais alors et m’aimerais mieux.

Régine fit un mouvement de la main vers lui, mais la retira.

— Écoutez-moi, Roger, dit-elle ; pourquoi vous obstinez-vous en des souvenirs… cruels, et continuer d’aimer une femme si exigeante que moi, quand d’autres le sont si peu ? Il y aurait entre nous désormais des susceptibilités, des souffrances, peut-être des défiances mortelles. Un amour flétri ne refleuri pas. Il reste peut-être une grande, une tendre affection, mais sévère, attristée, qui se rapproche de la maternité plus que de l’amour, et n’a plus de celui-ci la candeur, les oublis, les sourires, la jeunesse charmante et forte. Vos parents, Roger, seraient heureux de vous voir épouser une jeune fille riche, d’ailleurs naïve et gentille, qui vous aimerait, sans demander compte de rien, et dont la gaieté, la confiance, vous feraient une vie nouvelle. Ne m’en veuillez pas, ajouta Régine en répondant au regard de reproche qu’il fixait sur elle, j’y ai beaucoup pensé, je vous parle sérieusement ; loin de vouloir vous faire de la peine, je n’ai en vue que votre bonheur.

— Je vous remercie, lui dit-il amèrement ; je n’ai jamais mieux senti combien votre sollicitude est en effet… désintéressée. Mais comment me jugez-vous, que vous me parliez d’épouser une autre femme, quand je vous déclare que je n’aime que vous et que je vous aime plus que jamais.

Régine ne répondit pas et prit lentement le chemin qui ramenait à la maison. Il la suivit, devinant amèrement la pensée qu’elle n’osait pas exprimer cette fois et qu’il traduisait ainsi :

— Ne savez-vous pas changer d’amour ?

À ce moment il comprit mieux de quelles épines, de quelles susceptibilités douloureuses de tous les instants leur vie pouvait être semée, en raison d’un souvenir cruel ; il y arrêta fermement sa vue, et se tournant vers Régine, après un long silence :

— Vous m’avez éclairé, lui dit-il, sur une chose à laquelle je n’avais pas assez pensé, croyant trop facilement peut-être qu’un grand élan de cœur pouvait triompher de tout et tout effacer. Je sens maintenant que je pourrais avoir toute ma vie à porter la peine de la désillusion que je vous ai causée, de la blessure profonde que j’ai faite à notre amour. Eh bien ! laissez-moi vous dire que cette perspective ne m’ébranle pas, et que souffrir près de vous, par vous, me sera toujours cent fois plus doux que de souffrir seul ; car, je vous en donne ma parole, sans vous, je resterai seul.

Une faible rougeur monta au visage de la jeune fille, des larmes perlèrent à ses yeux, mais elle garda le silence. Ils étaient d’ailleurs à peu de distance du groupe formé dans le verger par le chevalier, Joseph, qui était venu le rejoindre, et Lucette. Mais, en vérité, ces amis n’étaient pas gênants ; car, au lieu de venir à la rencontre de Régine et de Roger, en les apercevant, ils s’éloignèrent et ne se laissèrent rejoindre qu’à la maison.

Il était bien jeune et bien candide celui-là, c’était l’aube fraîche et splendide du sentiment, l’amour de Joseph et de Lucette, qui s’affirmait sans honte dans leurs regards brillants, dans l’accord constant de leurs impulsions et de leur parole. Depuis peu de temps, ils se l’étaient avoué. L’amour et la jeunesse avaient enfin triomphé chez Joseph de la timidité souffrante que le vice de sa naissance fui imposait, souffrance que dans son absence de préjugés, son mépris pour ceux des autres, monsieur de La Barre ne comprenait pas assez. Tendre pour Joseph cependant, autant que peut l’être le meilleur des pères, il avait encouragé le jeune homme et s’était chargé de sonder le terrain près de la famille ; mais il n’avait parlé qu’à madame Renaud, et celle-ci, bien émue, la pauvre femme, avait conseillé l’attente en promettant de disposer doucement son mari, s’il était possible, à un tel mariage, mais l’espérant peu. Les jeunes gens, plus forts d’espérance et d’illusions, attendaient en goûtant la joie de se voir et de s’aimer.

— Et puis, disait Lucette, je voudrais auparavant, oh ! si c’était possible ! voir ma Régine heureuse.

Elle en parlait souvent avec le chevalier, qui avait pour elle de grandes faiblesses, et il s’agitait certainement à la Cerisaie tous les éléments d’un complot,