Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/306

Cette page n’a pas encore été corrigée

médiatement l’étude, elle n’en jeta pas moins les hauts cris. Quoi ! c’était là que devaient aboutir tant de dé penses, tant de temps perdu et de si belles espérances !

— Chère maman, dit Roger, ce sont ces espérances qui nous ont fait perdre tout le reste. Que veux-tu ? je ne suis pas de la race des conquérants.

— Mais au contraire, tu étais né avec des qualités brillantes dont tu n’as jamais voulu tirer parti. Je ne sais pas quel terrible entêtement…

— J’étais né pour faire un parfait notaire, et tu le verras.

— Non, certes ; ce n’est pas toi qui saurais lutter de ruse et d’intrigue avec un Nauthonier.

— De ruse et d’intrigues, non, pas plus que mon père. Mais je lutterai pourtant à ma manière, par l’honnêteté, par le bon sens.

— C’est ce qui ne réussit jamais.

— Chère maman, alors comment osais-tu avoir de l’ambition pour moi ? Me voulais-tu donc un misérable ? Non, les vertus paisibles et le langage simple de la vérité ne réussissent pas dans la cohue d’ambitions et d’appétits dont Paris est le centre ; mais sur place, au grand jour des champs, j’en espère mieux. Le fond mouvant et vaseux sur lequel reposent en dernier lieu toutes les intrigues et toutes les escroqueries de ce monde, c’est l’ignorance du peuple. Je tâcherai de l’éclairer.

— Si tu comptes là-dessus ! elle est trop épaisse…

— Parce qu’on ne fait rien pour la détruire et qu’on fait tout pour la conserver. Mais le peuple entend le langage du bon sens et surtout celui de ses intérêts. Je l’aime, il m’aimera peut-être, et aura confiance en moi.

— C’est fort douteux.

— Eh bien ! je vivoterai avec la conscience d’avoir fait mon possible pour bien faire.

— Très-bien, mais avec cela on n’arrive à rien.

— À rien, avec les satisfactions de la conscience ? Voilà de ces mots qu’une femme chrétienne seule peut oser dire. Ah ! pauvre maman !…

— Parlons sérieusement, dit madame Cardonnel ; si tu as accomplis ce beau projet, il faudra te marier. Alors… que dirais-tu de mademoiselle Bourzade ? Elle aura soixante mille livres de dot, sans compter…

Roger se leva, saisit la tête de sa mère dans ses deux mains, l’embrassa, et prit la fuite.

— Hélas ! quel terrible enfant ! dit madame Cardonnel demeurée seule, avec tant de qualités !… Il ne comprendra jamais ses intérêts !…

Avant de passer outre à son projet, Roger s’efforça toutefois de sonder les intentions de sa sœur et pria sa mère de l’aider. Émilie lui déclara péremptoirement, à l’un et à l’autre, qu’elle n’épouserait point le titulaire d’une place, mais un homme qu’elle aimerait, et avoua qu’elle ne trouvait nullement probable que cet homme pût être l’un des futurs aspirants à l’étude de maître Cardonnel. Roger comprenait trop ces délicatesses pour les combattre. Il représenta seulement à Émilie que l’idéal qu’elle cherchait n’était guère de ce monde, pour une femme condamnée à rester sur place, dans un coin obscur, et que ce qu’elle sacrifiait, c’était la vie même, la maternité, sinon l’amour.

— Je préfère souffrir que de m’abaisser, répondit-elle, en relevant son beau front d’artiste.

Son frère lui parla vainement encore d’un brave garçon, clerc de son père, dont elle était l’idole et dont elle eût fait le bonheur : Elle fut inflexible. Il ne s’occupa plus alors que d’assurer à se sœur les compensations auxquelles elle avait droit et il les força dans le sens le plus avantageux pour elle. Ayant obtenu de monsieur Cardonnel que l’étude fût considérée comme sa dot et celle d’Émilie, il porta l’estimation à dix mille francs en sus du prix le plus élevé qu’on eût offert, et s’engagea à servir l’intérêt à sa sœur de la moitié, plus le remboursement à des époques rapprochées. Monsieur et madame Cardonnel devaient se retirer dans leur campagne, à une lieue de Bruneray ; Émilie restait avec son frère dans la maison paternelle.

Ces arrangements pris, Roger fit sa demande à la chambre des notaires, et prit effectivement, pendant les trois mois de stage qui lui étaient imposés, la direction de l’étude. Monsieur Cardonnel, en attendant l’ouverture de la chasse, alla soigner ses salades, ses melons et ses espaliers, ne venant à la ville que pour la signature des actes et pour voir ses amis et ses enfants.

L’habile Nauthonier fut désagréablement frappé d’avoir en face de lui, au lieu du bonhomme, un jeune homme instruit, et dont la belle mine, la franchise et la cordialité attiraient la sympathie de tout le monde. Il insinua partout qu’il fallait que monsieur Roger eût fait bien des dettes et de bien tristes affaires à Paris (où l’on ne sait jamais tout ce qui se passe) pour être venu échouer à Bruneray. Il parvint ainsi à jeter sur la réputation du futur notaire les soupçons les plus sombres et les plus vagues ; toutefois la présence de Roger avait pour effet de les écarter. Sa parole franche, claire, allant droit au fait, très-opposée aux finasseries de Nauthonier, plaisait aux gens et surtout aux jeunes. Il passait comme un rayon sur les ténèbres répandues devant ses pas ; c’était un combat entre la lumière et l’ombre.

Il éprouva dans ses fonctions moins d’ennui qu’il n’avait pensé, parce qu’il y trouva l’occasion d’y faire du bien et d’y prévenir maints procès et imbroglios que Nauthonier excellait à faire naître. Plus d’une fois, il fit entendre le langage de la vraie justice et de la nature à des oreilles qui n’avaient encore entendu que celui de la loi, et donna volontiers des consultations pour le seul plaisir de rendre service, et sans penser que c’était se préparer des clients, d’abord aussi la nouveauté le servit, et il put croire à un grand succès.

— Maintenant, je pourrais me marier, se disait-il.

Et il soupirait profondément, car il ne savait qu’augurer des sentiments de Régine. Elle était redevenue pour lui simple et bonne, son amie, comme elle l’avait dit ; mais cette amitié n’allait pas jusqu’à l’expansion, et il sentait toujours entre elle et lui le mal secret d’une invincible réserve. Tout en elle semblait dire :

— On ne me retrouve pas, quand on m’a trahie. Je ne crois plus.

Elle était d’ailleurs si calme, si gaie même parfois, qu’on n’eût pu soupçonner en elle même un regret, et qu’il fallait à Roger le souvenir de leur première entrevue pour ne pas y être entièrement trompé. Madame Cardonnel qui pensait toujours à se donner pour belle-fille mademoiselle Bourzade, une belle enfant de seize ans, fille d’un propriétaire enrichi par la vente de ses terrains et le bénéfice d’une entreprise, madame Cardonnel ne craignait plus Régine, et disait à son mari en parlant d’elle et de Roger :

— Ils sont devenus raisonnables ; c’était un enfantillage.

Mais Roger se souvenait des éclairs de passion que le choc de leur subite rencontre avait fait jaillir des yeux, du cœur de Régine. — Elle m’aime ou me hait, se disait-il. Mais pouvait-elle le haïr, elle, dont il connaissait l’âme, ardente, oui, profondément ; mais seulement dans le sens des sentiments les plus élevés et les plus tendres ? Monsieur de La Barre aussi l’encourageait.

— Avec moi, disait-il, elle ne se contraint pas, et je la vois toujours triste, mais souvent abattue et plus rêveuse qu’auparavant. Votre présence l’agite, donc elle est combattue. Espérez et attendez.

Ils ne se voyaient pas fréquemment, comme autrefois, Régine et Lucette habitant la Bauderie pendant presque toute la semaine. Mais elles venaient le samedi soir, d’assez bonne heure, jusqu’au lundi matin, les samedis et dimanches soir, avec ou sans Émilie, Roger passait la soirée dans le jardin des Renaud. Ceux-ci l’accueillaient comme autrefois, en fils d’adoption, et Lucette en frère. Quelquefois aussi on se rencontrait à la