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— L’émancipation des femmes ! dit l’écrivain d’un ton sardonique.

— Monsieur, dit le savant à Roger d’un air ému et scandalisé, tout ce que vous dites là ressemble fort à du socialisme.

— Peut-être bien, monsieur ; mais, si le socialisme nous aidait à réformer l’état de désordre, de guerre et de corruption où nous sommes ?…

— Jamais, monsieur, jamais !

— Plutôt que le socialisme, vous préférez le désordre, la démoralisation, la ruine ?

— Oui, monsieur, tout plutôt que ces théories abjectes et odieuses, destructives de l’ordre social.

— Qu’est-ce qu’elles peuvent bien dire ? demanda Roger ; il faudra décidément que je le sache.

— Je vous prie de croire, dit le savant, que je ne les ai jamais lues.

— Et vous, monsieur ?

— Ni moi.

— Ni moi.

— Alors qu’il soit permis de n’en pas parler et de discuter quand même.

Mais les interlocuteurs restaient soupçonneux et pleins de pudiques réserves, quand un garçon vint annoncer que le train partait dans dix minutes. Alors tout le monde se leva. Roger serra la main d’Alcide Gaudron, qui était à Troyes pour quelques jours et prit le chemin de la gare. Comme il se tenait modestement aux vitres de la salle d’attente des troisièmes, il vit passer, au milieu des voyageurs des premières, Adalbert, majestueux et triomphant, et bientôt après il se retrouvait, à côté de la petite fleuriste, sur la dure banquette d’un wagon de troisième classe.

— Le retour est moins beau que le départ, lui dit-elle en souriant.

— Qui sait ? répondit-il.



XX

UN NOUVEL AMOUR.

Dans quatre heures à peu près, Roger allait être à Bruneray, où il se proposait de passer le reste de sa vie. Quelle destinée l’y attendait ? Cette question l’occupait uniquement, tandis qu’au milieu de la fumée des pipes et des cigares de ses compagnons, ouvriers et paysans, mêlés à un certain nombre de petits bourgeois, étourdi par le roulement du train, il voyait fuir à droite et à gauche les plaines ensoleillées. Sur le fond de ce paysage, se détachaient, visibles pour lui seul, tous les tableaux de sa vie passée, qu’une même figure éclairait toujours. Il la revoyait enfant dans leurs jeux, puis jeune fille, toujours bonne, tendre et charmante. L’enfant, chose particulière, avait été exceptionnellement sérieuse et sage dans le sens vulgaire donné à ce mot, c’est-à-dire obéissante. La conscience, qui était la force et la grandeur de son caractère, la rendait alors soumise, ne se sentant pas capable encore de comprendre. Peu à peu, elle avait acquis l’audace de s’affirmer ; on l’avait vu plus gaie, plus spontanée, à mesure qu’elle jugeait et approuvait ses propres sentiments.

Enfin elle était devenue une femme vraiment indépendante, héroïque, pour soutenir et défendre ce qu’elle aimait, bonne et tendre pour les siens, douce, indulgente pour les faibles, digne et souvent dédaigneuse vis-à-vis des forts, jugeant toutes choses avec le charme d’un esprit neuf et l’énergie d’un grand caractère ; avec cela, toujours simple et si peu soucieuse de l’opinion de ceux qu’elle n’estimait pas ! Il la contemplait ainsi dans ses perfections et l’adorait ; puis une douleur âpre lui mordait le cœur, il se disait : « Elle était à moi, et je l’ai perdue ! »

La retrouverait-il, comme monsieur de La Barre lui en donnait l’espérance ? Oh ! comme il avait besoin de le croire !… Mais il n’osait pas. Et pourtant il l’aimait tant ! C’était un droit cela, c’était une force : il l’aimait tant !… Oui, mais pouvait-elle maintenant le croire ? pouvait-elle excuser, comprendre, ce qu’il ne pouvait lui-même excuser à ses propres yeux, ce qu’il ne comprenait plus ?

Leur amour n’était pas un de ces contrats vulgaires d’intérêts, de convenances et de vanité, où l’on vient l’un à l’autre de n’importe où, biffant le passé, ne concluant que pour l’avenir. Cet amour était leur foi, leur conscience, et il l’avait flétri !

Non, malgré ce qu’en pensait monsieur de La Barre, elle ne pouvait plus l’aimer, elle ne l’aimait plus ! Il se rappelait leur première entrevue dix-huit mois après. Si elle avait été froide et dure, c’eût été mieux. Mais elle avait souri et lui avait tendu la main comme à un ami qu’on revoit, et son attitude vis-à-vis de lui avait été constamment calme, sereine même. Elle était seulement bien pâlie ; mais, si un pareil changement dans son cœur n’avait pu se faire sans souffrance, il n’en existait pas moins. Elle ne l’avait pas même évité, ils s’étaient trouvés seuls, et, lui plein de trouble, elle avait continué à parler du même ton tranquille et comme si jamais… Ah ! pour rien au monde, il n’eût eu l’audace !… Ils étaient ainsi devenus comme étrangers.

Oui, c’était plus désespérant peut-être. Elle s’intéressait à lui toujours ; elle s’inquiétait de ses peines, de son avenir. Elle lui avait fait sentir maintes fois qu’elle était son amie… et ne pouvait plus être sa femme.

Par moments, un voile humide couvrait les yeux de Roger et il ne voyait plus de la campagne qu’une vapeur rougeâtre et des silhouettes confuses.

— Vais-je donc seulement lui donner le spectacle de ma misère ? pensa-t-il. Si j’échoue près d’elle, vivre à Bruneray, là, tout près, la voyant presque chaque jour, et séparés à jamais !…

Il faillit bouleverser tous ses plans, et, s’il eût été maître de ses pas à cette heure, peut-être eût-il rebroussé chemin ; un moment après, dans un sentiment d’amour plus profond, plus absolu, il se dit :

— Eh bien ! la voir et jouir de son amitié sera encore mon bonheur, si je ne puis en avoir d’autre.

Roger songeait aussi à sa famille, à sa sœur, dont la vie lui semblait non moins manquée, non moins triste que la sienne. Elle aussi avait essayé vainement de se faire une place à Paris parmi les artistes, où son talent, la beauté de sa voix, ses progrès, la plaçaient au-dessus de bien d’autres, pourtant acceptés, et qui vivaient fructueusement soit d’une place acquise, soit de leurs leçons ou des concerts qu’ils donnaient. Émilie n’avait recueilli que des éloges ; ceux de la presse lui avaient été quelquefois même accordés, mais si parcimonieusement et à de si longs intervalles, en dépit de démarches pénibles et réitérées, qu’ils n’avaient pu l’aider suffisamment à se faire un nom. Elle présentait partout, accompagnée de sa mère. Un jour un critique d’art, dans un tête-à-tête accidentel, lui avait reproché cela.

— Vous avez tort, lui avait-il dit ; même sans mauvaise intention décidée, cela effarouche et coupe court à l’intérêt. Il ne faut pas paraitre comme cela armée jusqu’aux dents ; laissez au moins quelque espérance.

Émilie s’était indignée et avait mis à la porte l’audacieux donneur de conseils, mais elle n’avait pu l’empêcher d’ajouter ces derniers mots en guise d’adieu :

— Ma pauvre enfant, vous ne comprenez rien au train de ce monde : on n’y rend jamais service gratuitement ; je parle, bien entendu, des gens influents et non pas des benêts du sentimentalisme ; sans un protecteur, vous ne ferez jamais rien ; et si vous procédez souvent comme aujourd’hui vis-à-vis des gens qui vous