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— C’est vous, Adalbert ?

— Vous vous rendez au pays ?

— J’y reviens.

— Quoi ! tout à fait ?

— Peut-être.

— Vous n’avez donc pas réussi, comme on le dit. Voilà une chose que je ne puis pas comprendre ; avec vos moyens…

— Vous ne pouvez en effet le comprendre… avec les vôtres.

— Eh ! eh ! vous voyez, avec du travail… j’ai maintenant dix mille francs d’appointements et un bel intérêt dans l’affaire. Je pourrais aujourd’hui me passer de monsieur Jacot, et monsieur Jacot se passerait difficilement de moi. Ma foi ! l’ambition vient en mangeant. Dans dix ans, je serai le premier quelque part, et j’aurai assez fait pour la prospérité du pays et donné assez de preuves de mes capacités administratives, pour pouvoir prétendre, comme tant d’autres, à l’administration de la France. Entre nous, mon cher, votre sœur a eu tort ; mais je ne lui en veux pas car je suis en pourparlers aujourd’hui pour épouser l’héritière des La Roche-Brisson, qui ont des propriétés considérables dans l’Aube, Je viens de faire ma première visite, et l’affaire se fera probablement.

— Chacun suit sa voie, dit froidement Roger. Comment se portent vos parents ?

— Comme à l’ordinaire. Bah ! vous savez, je suis un peu en froid avec eux. Mon père a toujours ses idées d’un autre monde. On crie parce que je mène les choses vigoureusement ; c’est ainsi qu’il faut faire : dompter ou être dompté. Il faudrait être un grand sot, et avoir dans l’esprit bien peu de ressources, pour choisir le second parti quand on peut prendre le premier. Régine a pris une occupation un peu étrange pour une femme, mais elle s’en tire à merveille. Vous ne reconnaîtriez plus la Bauderie ! Lucette a dans la tête une sottise qui m’inquiète, mais le père heureusement est là pour y mette ordre. En vérité, mon cher, je suis fâché de vous voir si peu heureux. Si vous aviez quelque besoin de mon crédit : j’ai de fort belles connaissances et, sans me flatter, de l’influence. Usez-en.

— Merci, dit Roger : mais je ne suis pas solliciteur.

— Sacrebleu ! s’écria Adalbert en regardant autour de lui, il fait chaud, il fait faim, et nous sommes à plus d’une demi-lieue de la ville. Il ne faut pas rester ici.

En même temps, voyant des voitures qui arrivaient au nombre de trois, il courut au-devant, et voulut monter dans la première. Quelques personnes indignées l’en firent descendre en réclamant le droit des blessés d’autres se taisaient, et ces mots circulaient tout bas :

— C’est le directeur des forges de Bruneray.

Les blessés établis dans la première voiture, on mit le mort avec sa famille dans la seconde.

— La troisième pour les dames, cria quelqu’un.

Mais, sans s’inquiéter de cette injonction, Adalbert Renaud, mettant une pièce dans la main du cocher, escalada le marche-pied ; puis se retournant vers Roger :

— Venez-vous ?

— Non, monsieur, répondit Roger sèchement.

— Comme il vous plaira !

Et le directeur des forges, l’ancien polisson des rues de Bruneray, l’ancien commis réfractaire, partit au galop, en laissant là plusieurs dames, assez empêchées de certains sacs, dont elles ne voulaient pas se séparer, et d’une assez longue route à pied par la grande chaleur.

Déjà les voyageurs des troisièmes, tous chargés de paquets à faire plier un âne, s’étaient mis bravement en route par un chemin latéral conduisant directement à la ville. La compagnie, qui avait envoyé des hommes d’équipe déblayer la voie, ne semblait nullement occupée du transport de ses voyageurs. Tout le monde prit bientôt son parti : le gros des hommes marcha en avant, sans s’inquiéter de ceux qui restaient derrière. Un petit nombre seulement restèrent près des femmes, prirent une partie de leurs fardeaux, et s’occupèrent de distraire les enfants épouvantés. De ce nombre, était Roger. Une jeune personne, de mise modeste et de taille fluette, marchait péniblement, portant un sac de nuit plus lourd qu’elle. Il prit le sac, et, dans le petit débat de politesse qui eut lieu à cette occasion, tous deux s’envisagèrent avec cette hésitation qui se peint sur la figure de gens tentés de se reconnaître, mais n’étant pas sûrs de leur fait.

— Il me semble vous avoir déjà vue, madame ? dit Roger.

— Oui, monsieur, dit-elle aussitôt avec assez de vivacité, mais il y a longtemps : c’était dans le train de Chaumont à Paris, dans une voiture de seconde, à la fin de l’année 1863. Vous aviez avec vous votre mère et votre sœur.

— Ah ! je me rappelle maintenant : vous êtes fleuriste ?

— Oui, monsieur.

— Et vous alliez faire connaître votre talent à Paris ?

— Hélas ! dit-elle, oui ; j’avais bien des espérances en ce temps-là.

Elle soupira et ne dit plus rien, et Roger, par discrétion, ne l’interrogea pas. Cette dernière troupe arriva enfin à Troyes quelque temps après la première, et la plupart des femmes qui la composaient disparurent les unes après les autres. Soit qu’elles fussent de la ville, soit qu’elles eussent leurs plans particuliers, on se trouvait réduit à cinq ou six personnes, quand on arriva en face d’un hôtel d’où sortait un excellent parfum de cuisine. On était exténué de fatigue, de faim, de chaleur, et chacun, après une aussi vive secousse, éprouvait le besoin de se reposer avant de poursuivre son voyage.

— Entrez, mesdames et messieurs, dit un garçon qui se tenait sur la porte. C’est l’heure de la table d’hôte, et nous avons déjà beaucoup de voyageurs du chemin de fer après le terrible accident qui vient d’arriver.

Ils entrèrent. Le salon où on les introduisit était déjà rempli d’une foule assez compacte, composée en effet, outre les habitués de l’hôtel, d’une grande partie des voyageurs du train déraillé : au premier rang figurait Adalbert, étalé sur un divan qu’il occupait à lui seul. Toutes ces personnes causaient vivement, et l’appétit général s’exhalait en exclamations. Du mort et des blessés, il n’était déjà plus question.

Tout à coup, un garçon vint annoncer, en ouvrant la salle à manger, que la table était servie. Ce fut un sursaut général. Adalbert se leva comme par un ressort, et fut, en un clin d’œil à la porte, où beaucoup déjà se pressaient. L’empressement était tel qu’on se bouscula. Voyant cela, plusieurs se retirèrent, tandis que d’autres n’en furent que plus acharnés à se faire passage. Un mot du garçon avait jeté l’inquiétude : « Il n’y aura pas assez de place. »

Quand les impatients eurent défilé, il se trouvait dans la salle une douzaine de personnes qui s’étaient retirées de cette bousculade, les unes avec timidité, les autres avec dédain. Elles passèrent alors ; mais, toutes les places étant prisés à la grande table, elles durent aller s’asseoir à une table plus petite, placée au bout de l’autre, en travers. Là même il manquait deux places ; on dut appeler le garçon pour mettre deux couverts de plus ; mais aucun ne s’assit avant que tous les autres ne pussent s’asseoir, à l’exception de deux femmes qui étaient du nombre et qu’on plaça les premières. À vrai dire, on était fort gêné, et, tandis qu’à la grande table on avait ses coudées franches, surtout ceux du haut bout, qui s’étaient assis les premiers en repoussant les couverts à côté d’eux, à la petite table, on avait à peine la liberté de mouvements nécessaire.

Il est presque superflu de dire qu’au nombre de ces