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ments pour vous convaincre. Je reviens à vous dire : Abjurez toute ambition, tout faux orgueil. Vous vous dites démocrate, soyez-le sincèrement. Vous êtes honnête homme, prenez-en votre parti, et revenez à la position modeste que vous avez dédaignée. Votre père, vous le savez, menacé dans sa santé, dans sa vie même, par le travail sédentaire, aspire ardemment à quitter le notariat. L’étude serait déjà vendue, si votre sœur avait voulu accepter pour mari tel ou tel aspirant qui s’est présenté pour successeur et pour gendre. Émilie, c’est ma conviction, ne se mariera jamais, incapable qu’elle est de rien rabattre de son idéal, où l’ambition se confond avec des délicatesses respectables. Prenez l’étude de votre père, et, pour vous comme pour lui, le plus tôt vaudra le mieux ; épousez Régine, du moins je l’espère, et contentez-vous dans cette vie, avec un bien-être suffisant, de la paix et de l’amour, qui sont de grands biens. Avec cela, vous serez heureux autant qu’on peut l’être.

» Voilà mon conseil, que naturellement je crois bon.

» Laissez-moi ajouter une grande nouvelle : Madame Carron vient de mourir. Julie est libre d’épouser celui qu’elle aime, et depuis huit jours Louis Grudat a interrompu sa promenade, sans doute par respect pour la douleur de sa fiancée. Ils se marieront probablement dans six mois, car Julie respectera jusqu’au bout des convenances. Elle a maintenant quarante ans ou peu s’en faut, mais qu’importe ? Ils s’aiment.

» Une autre encore : Gabriel est renvoyé de l’usine pour excitation à la révolte ! — Ô liberté ! ô égalité ! ô fraternité ? C’est un gros crime assurément, Toutefois il a ces circonstances atténuantes, que de plus en plus, grâce aux vexations et à l’arbitraire du règlement, sans cesse revu et corrigé par le nouveau directeur, mons Adalbert, le travail devient moins productif pour les travailleurs, tandis que la cherté des vivres augmente.

La loi permet la grève, mais les patrons l’interdisent, et, comme les patrons sont plus forts que l’ouvrier, c’est la volonté du patron qui est en réalité la loi. Les ouvriers ont cédé ; ils n’avaient que cela à faire ou à mourir de faim. Gabriel et quelques autres meneurs ont été renvoyés. On se les montre du doigt dans Bruneray comme des pestiférés, et nos bourgeois les considèrent comme très criminels. Ce sont en effet de grands coupables : ils ont défendu leurs intérêts ! Est-ce que cela a des droits ? Ô révolution française !

» Grand embarras pour le jeune ménage, qui a déjà, vous le savez, deux bambins à élever. Que Gabriel aille travailler ailleurs, dira-t-on. Fort bien. D’abord, pour un ménage d’ouvrier, c’est une grosse difficulté de changer de lieu, outre le chagrin de quitter le pays, les amis et la famille. Mais enfin Gabriel est allé se présenter aux forges des environs : refusé, car son crime y était connu. Il est allé plus loin : là on lui a demandé son livret, bien que la loi ait récemment aboli cette institution de servitude. Il n’a pas voulu le présenter, et, l’eût-il fait, ce serait revenu au même, car on lui eût demandé compte de cette lacune de cinq ans. Il ne l’a pas présenté, bien entendu, à la signature d’Adalbert, qui y eût ajouté quelque mauvaise note ; ou se fût informé de lui aux forges de Bruneray… et on l’eût évincé un peu plus tard, au lieu de l’évincer tout de suite. Je vous l’ai dit : féodalité nouvelle.

» Au revoir, Roger, à bientôt, je l’espère.

» Votre ami,
» JACQUES DE LA BARRE. »



XIX

LA TABLE D’HÔTE.

Le 5 juin 1868, le train de Paris à Mulhouse filait sur sa ligne, aux abords de Troyes en Champagne. Il était onze heures de l’après-midi ; le ciel était pur, l’air chaud, et le soleil rayonnant. Le panache de fumée, sortant à flots troubles et pressés de la gueule de fonte, s’allongeait en blanchissant à l’arrière du train, et s’épandait en voiles de plus en plus ténus dans la campagne : Tout riait à l’entour : les blés verts, les arbres touffus, et les cabanes fleuries des garde-barrières. Le sifflet aigu retentit ; plusieurs têtes se penchérent aux portières pour voir l’aspect de la ville de Troyes. Tout à coup une secousse effroyable eut lieu ; les voyageurs furent jetés les uns sur les autres à l’intérieur des wagons ; on entendit le bruit sourd des roues labourant le sol ; le train déraillait.

En même temps les cris perçants retentirent ; la peur venait accroître le tumulte et l’horreur de l’accident. Bientôt cependant le train fut arrêté, et l’on vit immédiatement s’élancer hors des voitures les voyageurs les plus valides, qui délivrèrent les peureux et s’occupèrent des blessés. Les contusions ne manquaient pas ; mais deux ou trois blessures seulement paraissaient graves. Un seul voyageur, frappé à la tempe, était mort sur le coup, au milieu de sa femme et de ses enfants, qui tout en lui prodiguant leurs soins, en voyaient bien l’inutilité et poussaient des cris déchirants.

— C’est la faute de l’aiguilleur ! criaient le mécanicien et les employés.

Alors les invectives et les malédictions tombèrent sur cet homme, qui lui-même, accouru sur le théâtre de l’accident et signalé, se vit entouré, menacé, frappé même par ceux des voyageurs que la peur avait le plus exaltés. On le traîna devant le mort et les blessés, en le sommant de contempler son ouvrage ; quelqu’un proposa de le mettre en pièces. Livide, éperdu, le malheureux s’écria :

— Il y a plus de trente heures que je n’ai dormi, et je venais de m’assoupir, malgré moi. C’est ma faute, oui, et j’aimerais mieux être mort : mais c’est aussi la faute à ceux qui nous donnent plus d’ouvrage qu’un homme n’en peut faire.

— On ne doit pas dormir quand on a la vie des voyageurs entre ses mains, canaille ! s’écria d’un ton rogue et colère un monsieur d’environ trente ans, mis avec luxe, orné d’une grosse chaîne d’or, et dont le buste cambré, la tête haute et l’air magistral, annonçaient un homme pénétré de son importance.

— Je vous demande pardon, monsieur, dit à son tour, d’une voix haute et ferme, un jeune homme ; on doit dormir, parce que la nature l’exige, et, comme vient de le dire ce malheureux, c’est à l’avarice des administrateurs de la compagnie, qui, eux, dorment la grasse matinée en économisant sur le sommeil de leurs, employés, c’est à eux que remonte la responsabilité de cet accident, comme de tant d’autres.

— Qu’on savez vous ? reprit l’autre avec emportement. Il y a une sorte de gens qui accusent toujours les compagnies : c’est le moyen de détruire toute subordination et de multiplier les accidents. On ne doit pas parler. ainsi.

— Il me plaît de parler ainsi, parce que je dis la vérité, répondit son interlocuteur.

Et tous deux s’envisagèrent ; leur physionomie changea tout à coup en s’adoucissant.

— Ah ! c’est vous, Roger ?