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tout le monde ne peut être fonctionnaire : ce qui est dommage, car il n’y aurait plus de producteurs. Il reste un nombre toujours plus grand d’aspirants sans emploi, de poursuivants malheureux des honneurs et de la fortune, et, bien que l’ambition générale soit refroidie par ces insuccès, la rage d’être quelque chose s’étend de plus en plus, gagne les derniers rangs. Tous en effet ne. sont-ils pas admis au banquet… de l’espérance ? Tous ne sont-ils pas dignes, non pas d’être libres, mais d’être chefs ? Et comment ne voudrait-on pas l’être quand, de même qu’au beau temps des aristocraties antiques, le travail producteur est méprisé et ne donne que la misère ?

» C’est qu’en vérité il n’y a pas de refuge. Oui, chacun peut être chef, bien que tous ne le puissent pas ; mais s’il n’est pas chef, il demeure esclave. S’il ne devient pas riche, il faut qu’il soit pauvre et dépendant. D’un côté, toutes les perspectives de l’ambition ; de l’autre, gêne, humiliation, misère, peut-être jusqu’à la mort ; car, dans ce champ de la concurrence, aucun secours assuré à l’individu que le sien propre. la guerre, et la plus âpre, la plus impitoyable de toutes les guerres, la guerre civile ; pis encore, la guerre sociale, où l’on combat seul et où l’on n’est guère entouré que d’ennemis, car chaque homme tombé est une chance de plus dans le jeu de ceux qui restent debout. On le sait si bien, qu’on cache comine un affront sa misère et ses défaites. On meurt de faim silencieusement et bien habillé. Vaincre ou mourir ici, n’est pas le cri de l’héroïsme ; c’est l’arrêt de la nécessité.

» La solidarité, dont tous les éléments de réalisation existent dans la nature des choses humaines, jusqu’ici n’est qu’un mot créé par une aspiration ; l’humanité (en tant que vertu) n’est qu’un instinct. » C’est ainsi que, par une simple erreur de conception, cet élan sublime d’amour et de justice, qui fut l’âme de la révolution française, se trouve, chose étrange, avoir produit le régime le plus anti-humanitaire, le plus anti-social qui ait jamais été en vigueur.

» Car, dans les régimes précédents, il y avait du moins un contrat, et dans l’idée-mère, sinon dans l’abus, des obligations réciproques. Ici rien que la guerre dans la mêlée. Ce principe si puissant de l’individualité humaine, qui devait être réglé par la justice, a été livré au hasard.

» En de pareilles conditions, qui doit l’emporter ? — Est-ce le mérite et la vertu, comme l’affirment la rhétorique et le langage officiel ? — À d’autres ! nous sommes dans un temps de fortunes rapides et de coups de main, où monsieur Prudhomme lui-même refuserait d’accorder au succès les couronnes de la vertu. Par le fait, sauf le désordre, qui est plus grand, nous sommes toujours comme en monarchie de droit divin, et vous avez raison de le dire : César écarté, le système resterait le même ; car, de par la hiérarchie, le monarque y est partout, à la tête de tout, dans l’ordre économique aussi bien que dans l’ordre politique. La cour seulement s’est étendue, et le palais de Versailles aujourd’hui, c’est la France entière. Or, les monarques ont toujours des valets et des courtisans, et préfèrent toujours à l’honnête homme ces gens prêts à tout le vicieux et le servile.

» C’est donc à ces gens-là, mon cher Roger, que le monde, à l’heure où nous sommes, est fatalement livré. Cette fureur de compétition, cette ardeur de lucre, cette émulation effrenée, ont nécessairement ajouté à la confusion des idées l’immoralité des moyens. Les vainqueurs de l’arène sont naturellement les plus forts, les plus audacieux ou les plus dépourvus de vergogne et de scrupules. Certes, j’admets, je connais des exceptions honorables. Sur le grand nombre d’hommes de cœur et de talent qui périssent dans la mêlée, quelques uns arrivent par l’effet de circonstances favorables et d’appui désintéressé ; assurément la bienveillance, la justice, la générosité habitent encore et toujours la terre. Mais elles n’y ont qu’une action fortuite et très-secondaire, arbitraire d’ailleurs comme tout le reste. Elles ne sont qu’une exception, et c’est leur règne que nous poursuivons, que poursuit l’humanité au travers de ses déviations les plus profondes.

Depuis le fameux « enrichissez-vous ! » et la corruption politique érigée en moyen de règne, le vice et l’effronterie ont de plus en plus pris leurs coudées franches et semblent parvenus sous l’Empire au plus beau degré de floraison. Mais l’humanité est de nature progressive ; chaque jour des procès nouveaux, de scandaleuses chroniques, le langage même de ces drôles, redevenus naïfs de par la perte complète du sens moral, nous dévoilent des audaces et des abjections nouvelles. Tout mouvement s’accélère par sa propre force, et qui sait ce que nous garde l’avenir jusqu’au jour de l’effondrement ?

» Mon cher Roger, que peuvent aller faire dans cette galère des hommes doués de probité et de délicatesse ? Pauvres, ils y sont immédiatement foulés aux pieds ; armés comme vous de certains avantages de fortune et de position, ils ne font qu’y végéter. Vous avez de vous-même rebroussé chemin devant des infamies auxquelles vous ne vouliez pas participer ; si vous aviez entrepris la lutte, comme le font des hommes de foi robuste, vous auriez été brisé. Mais vous n’étiez que naïvement ambitieux, voulant parvenir par le talent et l’honnêteté. Vous voilà débarrassé de cette illusion. Mettez donc franchement de côté l’ambition elle-même.

» Mon ami, c’est la plus grande illusion, la plus énorme bévue, de la part de la petite bourgeoisie, j’entends par là tout ce qui n’est pas du petit nombre des élus du capital et des grands emplois, que son attachement au système que je viens de vous exposer, car elle n’en récolte aucun avantage, et les maux de ce régime ne pèsent pas moins sur elle que sur le peuple lui-même.

» Je ne suis pas, vous le savez, de ces nobles rancuneux qui en veulent à la bourgeoisie de sa victoire ; je ne suis pas non plus de ces bourgeois révolutionnaires qui hurlent contre les bourgeois, plus bourgeois eux-mêmes qu’ils ne pensent. Au contraire, j’estime que cette bourgeoisie moyenne est dans l’état actuel la partie la plus saine de la nation, ce qui ne revient à dire autre chose sinon que certaines conditions de bien-être et d’instruction sont plus favorables à la moralité en général, que la grande richesse ou la misère. La séparation des hommes en races, toujours plus ou moins fictive, est devenue maintenant un pur non-sens. Bourgeoisie, noblesse même, sortent nécessairement du peuple et y retournent sans cesse. Il n’y a plus dans l’humanité de race particulière que celle dont je parlais tout à l’heure, celle des parvenus, et ceux-là viennent de partout. Leur race tient, dans l’ordre des types universels, à celle des oiseaux de proie, aigles et vautours, et la mauvaise réputation de la bourgeoisie tient à ce qu’ils viennent naturellement grossir ses rangs et la dominer. Mais ni la générosité ni le dévouement, ni la droiture, ni l’intelligence sous tous ses aspects, ne manquent dans cette classe moyenne, assainie par l’éducation et le bien-être, et qui donne le niveau auquel devrait promptement s’élever le à peuple entier dans une république bien administrée. Elle n’a d’autre défaut que de croire au système et de laisser profondément entamer par lui, et de plus en plus, les qualités qu’elle possède, et surtout son honnêteté.

» Comment ne voit-elle pas les douleurs et les mystifications que ce système lui inflige, oui, je le répète, autant qu’au peuple même ! Celui-ci porte plus allégrement sa misère, quand elle ne va pas à l’extrême, que la bourgeoisie ne porte sa pauvreté ; l’orgueil la mine. Vivre pauvrement ne serait rien, travailler ne serait pas une peine ; on a santé, gaieté, activité. Mais la fai-