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ajouter un mot qui est presque une trahison : dans ses dispositions actuelles, elle sera bien moins déterminée par son intérêt que par le vôtre, et l’argument le plus puissant sur sa décision sera la persuasion que sans elle vous ne pouvez être heureux ; car, je vous le répète, elle vous aime toujours.

» Ce serait donc œuvre de temps, de persuasion et de persistance. Un à un seulement, se peuvent renouer tant de liens rompus, s’amollir et se détendre tant de fibres contractées. Il faut pour cela que vous soyiez à Bruneray, non pour quelques semaines, même pour quelques mois, mais à demeure et pour toujours. Or, c’est là justement, mon cher ami, ce que j’ai à vous conseiller d’autre part, en l’état de vos affaires, et en dehors même de vos intérêts de sentiment.

» Vous m’avez posé la question même sur laquelle je médite depuis que je suis en âge de réfléchir, et cet âge a été avancé pour moi par le malheur, la persécution, l’exil. Je suis né à l’étranger. Quand je rentrai en France, je n’avais que cinq ans, il est vrai ; mais déjà je pus sentir la contradiction des faits avec les idées que nourrissait encore ma famille. J’étais bercé de prétentions effrénées d’orgueil, et nous vivions dans une amère pauvreté. Cela heureusement ne me rendit ni sot ni méchant. J’étais né avec des instincts d’étude ; j’observai, je notai, plus tard je compris et de plus en plus. Vous marchez exactement sur la même voie ; mais, plus vieux que vous, ma synthèse est plus avancée que la vôtre. Je vais vous l’exposer ; vous me direz si elle vous semble juste, et, comme mon avis sur le parti que vous avez à prendre en découle, vous saurez mieux s’il peut vous convenir.

» Je pense autant de mal que vous du temps actuel ; mais pour cela je suis loin de désespérer, parce que, — je vous l l’ai dit, — les causes du mal m’apparaissent à la fois comme naturelles et comme transitoires. Nous vivons dans une confusion de mots, d’idées, de faits, absurde et cruelle, et seul le Dieu de Babel pourrait débrouiller la quantité de contradictions que renferme non-seulement chaque parti, mais chaque individu. Dans ce chaos, les définitions nettes passent pour choquantes ; on les traite en ennemies, en monstres vomis par l’enfer, et l’imbroglio ne se contente pas d’être grotesque, il devient sanglant et le deviendra peut-être de plus en plus.

» Aucune expression, à notre époque, n’est plus commune que celle de progrès ; on vante sans cesse, emphatiquement les miracles de l’idée nouvelle, et cependant ce siècle ne peut rien fonder, et rien n’avance que dans le domaine des sciences exactes, ainsi nommées par opposition avec l’état des sciences morales et politiques. On reconstruit le passé démoli ; on le démolit de nouveau, et puis on le recommence. La politique est un musée d’antiques et de revenants, une accumulation de contradictions enchevêtrées ; la morale a perdu ses vieilles bases et n’en a pas encore de nouvelles ; elle ne possède plus que des clichés ; la bonne foi s’en est allée avec la foi, et ceux qui répugnent à l’hypocrisie se font cyniques. Le recueil de nos lois, de nos discours et de nos actes, prendra quelque jour, en tête de l’histoire de l’ère nouvelle, le nom mythologique de Chaos.

» Cependant, vous avez raison de le dire, mon ami, l’homme de cette époque, en général, vaut mieux qu’elle, et sa conscience proteste contre l’œuvre qu’il subit plus qu’il n’en est l’auteur.

» Pour moi, la raison du malaise, des douleurs et des incohérences de ce siècle, est toute entière en ceci ! qu’il est le point où se rencontrent, comme deux nuages chargés d’électricité contraire, l’ère ancienne qui date du commencement des sociétés et l’ère nouvelle, qui n’est pas encore, mais dont le principe est proclamée. Point unique jusqu’ici dans l’histoire humaine : car tous les changements survenus auparavant n’ont été que des modifications de la même idée, et, seule, notre époque a été saisie de la tâche immense de créer, d’organiser un ordre nouveau, sur un plan entièrement opposé à l’ordre ancien.

» Qu’y a-t-il en effet de plus opposé que l’ordre unitaire, fondé sur le principe d’autorité, avec son organisation naturelle, la hiérarchie, — et l’ordre qui doit découler de ce principe : l’égalité, puisée dans le droit individuel ? Qu’y a-t-il de plus différent qu’une société dominée par Dieu, que représente le monarque, et successivement tous les mandataires de l’autorité divine et royale, et une société basée sur le droit humain, où tous au même titre sont associés, maîtres de la chose commune, entre l’ordre de droit divin et l’ordre de droit humain ?

Il ne s’agit plus ni du développement paisible et régulier qui se voit dans la nature, dans l’individu, dans la science, d’après des bases données, en dehors de l’état de crise. Il s’agit d’une transformation radicale des lois et des mœurs. Or, cette transformation, qui doit, qui seul peut la faire ? L’homme évidemment ; mais pour cela il faut qu’il se transforme lui-même. Le combat existe dans son propre sein, et il est trop peu maître de sa pensée pour l’être de son œuvre.

» En de tels états de crise, les lois supérieures et exceptionnelles de la nature se trouvent en lutte avec ses lois ordinaires. Nous sentons le besoin du nouveau, mais sans le bien concevoir. Nous avons l’avenir à faire, mais nous sommes bien plus faits de passé que d’avenir. Et combien même le veulent avec rage, avec dévouement cet avenir, qui sont encore plus que d’autres les hommes du passé ? Aussi mêlons-nous d’une façon bizarre, souvent grotesque, parfois terrible, ce que nous avons d’idéal nouveau aux préjugés dont nous sommes pétris. Nous ne sommes ni d’hier, ni de demain, ni même d’aujourd’hui, puisque aujourd’hui n’existe qu’à l’état de larve ; notre vie est un combat entre les ténèbres et la lumière, où les ténèbres l’emportent. Nous subissons une mue, notre enfance est aux prises avec puberté.

» Cette crise doit durer aussi longtemps que restera incompris, comme il l’est de la très-grande majorité, le sens du mouvement formulé par la révolution française. Il est douloureux, il est presque singulier, de voir combien encore nous sommes loin de cette intelligence. L’esprit humain est comme la sybille antique, il rend l’oracle sans le comprendre.

» Je suis mieux placé que vous, Roger… Un homme de la caste féodale, dépossédée, veux-je dire, quand il est capable de sortir de ses préjugés et de ses rancunes pour aller à la pensée, est mieux placé qu’un membre ou un descendant du tiers-état pour comprendre la Révolution. Entre le privilége et l’égalité, il n’y a pas pour nous de moyens termes. Vous déchirez mes chartes et confisquez mes biens, vous touchez à mon droit divin : au nom de quel droit ? — Au nom du droit humain, au nom de la part de bien-être, d’éducation et de liberté, qui revient à tout homme, de par l’égalité de la nature, et que votre privilége confisque. — Fort bien ! je sens la justice au-dessus de mon intérêt, et le progrès social plus légitime qu’une superstition ; je me résigne pour moi et je me réjouis pour l’humanité.

» Mais comment se fait-il, qu’après ce sacrifice, comme avant, je voie des hommes esclaves, non plus, il est vrai, par les termes de la loi, mais par la force des choses : ce qui revient au même et semble encore plus fatal. Comment se fait-il que ce citoyen déclaré libre, égal, souverain, croupisse encore dans l’ignorance, et ne soit libre, si même il l’est, que de choisir son maître ? Comment se fait il qu’il y ait encore des trônes, des bâtons de commandement, des supérieurs et des inférieurs, des courtisans, des valets, des sbires, des bourreaux, des dorures et des haillons, des cachots et des dragonnades ? et que le seul changement produit soit de pouvoir entendre sortir de la bouche d’anciens manants, parlant