Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/293

Cette page n’a pas encore été corrigée

de certitudes ; aujourd’hui je n’ai plus que des répugnances… et des regrets. Était-ce bien la peine de vous en dire si long et de vous ennuyer de ma misère ?…

» Enfin vous me pardonnerez, je le sais, et me donnerez un bon avis, puisque je suis condamné à choisir où rien ne m’attire. Dois-je rester à Paris ? Où dois-je aller ? Le monde est partout le même. Me connaîtriez-vous une utilité que je ne me connais pas ? Trouveriez-vous dans les cendres de ma vie une étincelle qui pût se rallumer ? Que sais-je ? Ce n’est point volontairement que je boude la vie. Mais je suis las et désespéré ; je suis dans une disposition à suivre, quel qu’il soit, le conseil que vous me donnerez ; car, avec vous je sais pouvoir compter aussi bien sur une délicatesse parfaite que sur une intelligence pénétrante.

» À vous, mon bon et bien cher ami.

» Roger Cardonnel. »


XVIII

CROQUIS À LA PLUME.

Réponse de M. de la Barre à Roger Cardonnel.

« Mon cher enfant, tout d’abord je vous remercie de votre confiance. Je vais tâcher de la mériter.

» Vous pensez bien que je ne consens pas à votre désespérance. Ainsi donc, mon pauvre Roger, c’est à un homme de cinquante-huit ans que vous, à trente ans, avant trente ans, vous venez demander plus de foi et d’espérance. Eh bien ! mon enfant, le vieillard vous les donnera. Car plus je vis, moi, plus elles me remplissent en dehors, il est vrai, du temps où nous sommes, et qui est, j’en conviens, cruellement triste ; mais dont je vois si bien les causes transitoires que je ne puis m’en affecter comme de choses éternelles. Mon ami, le présent n’accable que ceux qui ne voient pas au delà. Mais, avant de philosopher sur l’état des choses, allons au fond de votre propre état. Car j’aurais beau vous montrer, en fussé-je capable, la vérité même, si vous ne la voyez point, peu importera ; nos passions sont le verre blanc ou noir à travers lequel nous voyons la vie. Quand je vous aurais prouvé mathématiquement que le soleil est aussi brillant que jamais, que les hommes sont peut-être en ce moment peu plus fourvoyés, mais pas plus mauvais qu’auparavant, qu’il y a du bonheur en ce monde pour qui sait le prendre, si le bien qui seul vous touche ne peut être à vous, le soleil à vos yeux restera obscur, les hommes méchants et la vie. empoisonnée. Commençons donc par éclaircir les verres, et venons à la base principale de votre philosophie : Régine.

» En vérité, je ne puis répondre de ses dispositions, et je sais qu’elles résultent, sur le point surtout dont il s’agit, d’un sentiment très-profond, par conséquent très-délicat et très-susceptible. Pourtant, lorsque j’ai appris par votre lettre que vous l’aimiez toujours, moi qui suis votre ami, Roger, autant que le sien, j’ai ressenti une joie très-vive et très-décidée, preuve certaine de mon espoir. C’est qu’elle vous aime encore, j’en suis persuadé. Elle n’a pu cesser de vous aimer. Si son amant n’eût été qu’un misérable, assurément le mépris, dans cette âme noble eût tué l’amour. Mais une infidélité, si grave qu’elle soit au point de vue du sentiment, n’implique pas une déchéance absolue, surtout quand elle est avouée. Vous avez offensé votre amante, vous ne l’avez pas trompée. Vous avez été faible, non abject. Pendant cinq ans, dans ce tourbillon mondain qui brise et dissout tant de caractères, vous n’avez pas cédé, comme presque tous aux conseils de l’ambition, et votre cœur est toujours à elle. Eh bien ! Roger, oui, j’espère, que vous pourrez vous retrouver l’un et l’autre et être encore heureux. Vous vous aimez, vous êtes libres : en vérité, il ne s’agit pas là d’un miracle à faire, et le miracle serait plutôt que cette chose n’arrivât point.

» Pauvre Régine ! Mais savez-vous que tenter par tous les moyens cette réconciliation serait même un devoir pour vous ? Je ne vous dirais pas cela, si vous ne l’aimiez point, si cette œuvre n’était pas celle de votre propre bonheur ; mais, cela étant, je vous le dis, pour ré pondre d’avance aux conseils de crainte et d’humilité que pourraient vous inspirer vos remords. Vous avez brisé le cœur et perdu la vie d’une des plus nobles créatures, et condamné au morne isolement d’une vie si incomplète une des âmes les mieux faites pour s’épanouir dans l’amour et dans la maternité. Régine n’épousera jamais un autre homme que vous. On a fait tout au monde inutilement pour la marier à son cousin Georges, un garçon aimable et superbe, ma foi ! qui l’adore. Vous n’avez pas vu comme moi sa douleur. Elle vous la cachait si bien dans vos rares apparitions à Bruneray, et vous vous fuyiez l’un l’autre. Vous ne l’avez pas vue surtout la première année, puisque vous n’êtes pas venu aux vacances ; moi, je l’ai vue, et ça été une de mes souffrances les plus amères d’assister impuissant à l’œuvre de destruction qu’opérait la douleur sur cette jeune vie, si énergique et si pure.

» Elle n’a pas jeté dehors une seule plainte, et je n’ai vu pleurer que Lucette, la seule sans doute qui, dans leur tendre et continuelle intimité, a pu quelquefois surprendre les larmes de sa sœur. Mais Régine, on la vit seulement s’étioler, comme une fleur privée de soleil, et pendant quelque temps les progrès du mal furent si rapides que je craignis de la voir mourir. Ses parents s’inquiétèrent, firent des sacrifices ; on la mena aux eaux. Régine vit sa mère désolée et, je crois, fit un effort. Elle se donna avec une passion nouvelle aux travaux de l’agriculture passa toutes ses journées à la Bauderie ; elle a transformé ce domaine et en a considérablement accru la valeur ; en même temps, la terre ne lui faisait pas oublier l’homme : elle a instruit et moralisé tous ceux qu’elle emploie et qui, grâce à elle, jouissent aussi d’un bien-être plus grand. Son père heureusement, tout entêté qu’il est, et comme il déteste les occupations rurales, l’a laissée libre. Lucette l’a secondée avec goût et dévouement, et la bonne mère a tout protégé, tout aplani sans rien dire.

» Physiquement, Régine est guérie ; moralement, non.

» Dans les premiers temps, j’ai voulu, espérant lui être utile, forcer un peu sa confiance ; elle s’y est refusée. Son regard seul, fixé sur moi, me dit avec une éloquence profonde : « On ne touche pas à cela, si ami soit-on. » Et je n’osai plus. Depuis, bien que sa confiance en moi et son amitié soient grandes, je le sais, il n’en a guère été davantage. Parfois seulement, dans nos conversations sur des sujets généraux, elle m’a laissé entrevoir la gravité de cette blessure, cachée au plus profond d’elle-même et qu’elle recouvre, la chère enfant, le plus qu’elle peut de sourires et de bontés pour ceux qui l’entourent. « Ainsi, me disait-elle dernièrement, il est un bonheur à la portée des plus désespérées, c’est d’aimer le bonheur des autres et d’y travailler. Ce n’est pas naturel à notre égoïsme ; mais, quand on a franchi le pas difficile, on trouve dans cette sphère nouvelle des joies très-douces et plus élevées. »

» Régine est donc actuellement dans un état de paix relative, moins favorable peut-être que les orages de la passion à son retour vers vous ; mais, pour s’être élevée dans la vie du sentiment, cette âme est loin de s’être insensibilisée, rétrécie ; elle n’en est au contraire que plus vaste, et, bien qu’assez forte pour suppléer aux lacunes ne sa vie, elle ne peut ne pas regretter ces deux grandes sources : l’amour, la maternité, auxquelles tout être doit s’abreuver pour être complet. Enfin je vais