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la défaveur sur vous, et c’est ce qui me désole. Pardonnez-moi, Roger, et avant que nous nous séparions, serrez-moi la main. Vous savez que mes intentions étaient bonnes ; j’avais seulement trop présumé de mes forces. N’étant point de la race des gens capables de tout pour satisfaire leur ambition, j’aurais dû vivre à l’écart, piètrement, du moindre métier ; car prétendre lutter contre ces écumeurs, sans être armé comme eux, était tout bonnement leur fournir une victime de plus. Après tout, c’est tant pis pour moi, je l’ai mérité ; mais ce qui fait mon regret mortel, je vous le répète, c’est de vous avoir compromis au lieu de vous servir.

» Je l’avais déjà embrassé ; je cherchais à relever son courage ; mais je me heurtais à une résistance morne et muette, et je finis par comprendre qu’il avait résolu de se tuer. À force de raisonnements et de prières, j’ai vaincu cette résolution ; je l’ai forcé, mon père me le pardonnera t-il ? — de reprendre les dix mille francs et de partir immédiatement pour l’Amérique, avec l’espoir de relever sa fortune et de réhabiliter son nom. Il est en ce moment sur les flots de la Manche. Je reste seul, en proie aux pensées les plus tristes et au plus grand embarras.

» Si j’ai su relever le courage d’un autre et ranimer en lui l’espérance, mon ami, il faut bien avouer que je n’ai pas sur moi le même empire. La présence d’Adrien, caractère aimable et compagnon plein d’entrain, me servait jusqu’ici à masquer un peu le vide de mon existence ; il avait sur moi l’influence d’une responsabilité, d’une habitude et d’une affection. Depuis son départ, la solitude m’envahit comme une nuit funèbre ; je me sens pris d’un complet découragement. Toutes les douleurs auxquelles j’imposais silence se mettent à crier, toutes les lacunes de ma vie se creusent en abîme ; plus vivantes que jamais, toutes mes blessures se reprennent à saigner, et, quand je cherche à choisir un parti, le dégoût de la vie m’arrête au milieu de mes plans, de mes réflexions, submerge tout et menace de me submerger moi-même.

» Vous le savez, je crois, ma position ici était loin d’être satisfaisante. Malgré l’appui que me prêtait Adrien et que je lui rendais mal, je n’ai pu, depuis cinq ans, gagner assez pour n’avoir pas besoin de recourir de temps en temps à mon père, chose de plus en plus mortifiante et pénible pour moi. Seul, ma position devient pire, et par conséquent je ne puis la conserver ; d’autant mieux que, plus je réfléchis au passé, moins l’avenir. m’inspire de confiance.

» J’ai eu des succès ; à certains moments, je me suis cru en voie de devenir riche et célèbre, puis cela passait. Le peu de bruit fait quelque temps autour de mon nom s’apaisait ; d’autres à leur tour occupaient l’attention publique et savaient la mieux conserver. Adrien disait que c’était ma faute, et j’en suis persuadé. Les moyens de conserver, de propager, de grandir un succès, me manquent, et plus encore, me répugnent ; tout ce qui sent l’intrigue me blesse, m’est antipathique, faire, comme tant d’autres effrontément, l’éloge de moi-même, cela m’est impossible, tout comme de m’attacher à une coterie pour parvenir grâce à elle, en flattant ses vanités et en servant ses passions. Je n’ai pas non plus un de ces talents qui s’imposent, si tant est qu’ils s’imposent toujours par eux-mêmes, ce que je ne crois pas ; le courant des circonstances me paraît, dans la société où nous sommes, bien plus fort que le génie. Mais enfin je n’ai pas l’éloquence verbeuse, sonore, imagée, que de nos jours la foule acclame et qui, j’ose le dire à vous seul, qui ne me croirez pas capable d’une lâche envie, n’est d’ailleurs pas mon idéal. Mes efforts sérieux, ma bonne foi, ce que j’ai de capacité pour distinguer le vrai du faux, et le jeu secret, douloureux souvent inconscient, des passions humaines, auraient besoin, pour être appréciés, d’une attention et d’un esprit de justice que la foule n’a pas. Il m’est arrivé de perdre par une plaidoirie nouvelle tout le bénéfice d’une première, qui avait excité l’enthousiasme. O a dit de moi : « Il n’est d’aucun parti, il ne sait ce qu’il veut… » Ce que je voudrais, c’est être juste ; or, pour être d’un parti et avoir son aide, il faut lui appartenir, épouser ses erreurs comme ses vérités, servir ses injustices aussi bien que ses vues ; en somme, pour première et absolue condition, lui faire le sacrifice de sa conscience. Je n’ai jamais pu ni voulu faire ce sacrifice-là.

» Il m’est arrivé d’avoir des parents et des amis qui semblaient se donner à moi gratuitement. Je leur ai été reconnaissant, je les ai aimés, sans les flatter jamais, chose qui m’est trop étrangère. Il m’est doux de penser du bien des autres ; j’éprouve une sorte de pudeur souffrante à le leur dire. Aimer ne dit-il pas tout ? Ces gens ont disparu. Certes, il me reste des amis ; mais, par une affinité naturelle, ce sont gens de ma nature, humbles et pauvres pour la plupart, ceux d’ailleurs que j’aime. le plus aisément.

» Il y a là, mon ami, vous le voyez, des choses incurables. Je racontais un peu tout cela l’autre jour à votre ancien ami le sénateur, que j’ai rarement ennuyé de mes visites, mais chez lequel je vais pourtant quelquefois avec plaisir, car c’est un homme d’un bien vif esprit. Il m’a répondu avec brusquerie :

» — Vous n’avez pas le droit de vous plaindre, car vous êtes de ceux qui s’obstinent à vivre dans un monde. imaginaire et ferment les yeux à la vie réelle. Il vous semble dur de n’avoir pas l’appui, la bonne volonté des autres ? Vous mettez-vous en peine de leur être utile ?

» Un peu étonné de cette bordée, je lui répondis :

» — Mais oui, quand je peux.

» Il se mit à rire.

» — À qui ? à qui ?

» — Mais à ceux qui en ont besoin.

» Il éclata de plus belle.

» — J’en étais sûr ! Mon cher monsieur, allez vous faire berger dans l’Arcadie. C’est justement le contraire qu’il faut être utile à ceux qui n’ont pas besoin, leur imposer vos services et obtenir les leurs en retour. Faire du bien aux malheureux, c’est vouloir toute sa vie rester pauvre et malheureux soi-même ; faire du bien, être utile, agréable aux riches, aux puissants, à la bonne heure ! voilà le seul moyen de faire fortune. Le bon sens le dit. Qui veut de l’eau n’en demande pas au sable aride, mais à la rivière.

» Le fait est que, n’ayant su lui être bon à rien, il ne m’a pas aidé d’une ligne de sa plume, dont la recommandation vaut presque un succès. J’ai tenté d’écrire, vous le savez. Ayant des chagrins et des loisirs, j’ai cherché la consolation de cet intime épanchement où l’on prend à la fois pour confident l’humanité et soi-même ; fécondée par la douleur, je le crus du moins, ma pensée avait besoin de créer. J’ai écrit un roman et un livre d’économie politique, ce qui a paru bizarre à tout le monde ; tout bonnement parce que ce sont ces choses, l’amour et la justice dans les rapports humains, qui m’occupent le plus fortement. Après des peines infinies, mais inutiles, pour trouver un éditeur, je fis, ayant en main la somme nécessaire, éditer le roman à mes frais. Il ne l’eût jamais été sans cela ; je n’avais pas de camaraderie littéraire.

» Ce livre eut quelque succès et me donna l’illusion que la carrière des lettres pouvait m’être ouverte. Mais pour qu’elle fût lucrative, je reconnus bientôt qu’il me fallait poursuivre la voie du journal et non celle du livre, celui-ci depuis longtemps ayant été tué par celui-là, de même que la littérature d’étude et de pensée a été tuée par la littérature facile. J’entrepris le siège des journaux comme j’avais l’année d’avant, entrepris le siège des éditeurs. Cette fois, j’eus en apparence plus de chance. La petite notoriété que j’avais acquise m’ouvrit les portes ; je fus admis à présenter ma copie ; j’obtins même çà et là qu’elle fut insérée…, et je finis, après