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Il ne devait y rester qu’un jour ; il en resta quatre, Marie l’en avait prié. Elle était à peu près seule, et l’amitié lui était si douce ! Au cas où une affaire appellerait Roger à Paris, une dépêche était sitôt transmise !

Il revint, triste et mécontent de lui-même, se sentant coupable vis-à-vis de Régine et tourmenté dans la loyauté de son amour. Fallait-il avouer à sa fiancée qu’une autre femme avait pu lui arracher des galanteries, presque des aveux, et lui causer une émotion qui durait encore ? Il n’en eut pas le courage. Mais il avait pris l’habitude d’ouvrir son âme devant Régine, et, bien que depuis quelque temps il ne lui dévoilât pas comme autrefois toutes ses pensées, toute sa vie, au moins rien de grave ne se passait en lui qu’il ne l’indiquât en quelques traits. C’était leur pacte si fidèlement rempli par elle ; c’était le besoin de leur cœur et le devoir de leur conscience. Roger, pour la première fois, y manqua, mais non sans remords et sans trouble, et le flot intarissable d’effusions douces et charmantes, qui d’ordinaire coulait de sa plume, s’épuisa cette fois promptement.

Il eut bientôt à correspondre avec Marie, qui, sous un prétexte ou sous un autre, lui écrivait souvent ; et ces lettres étaient si spirituelles, que Roger, par amour-propre, s’efforça d’y répondre dignement cela lui prit du temps et surtout le préoccupa ; des affaires vinrent se joindre à tout cela, et la correspondance avec Régine en souffrit.

Quelquefois, le matin, dans le cabinet du jeune avocat, entrait furtivement madame du Vallon elle-même, toute effarée, toute gentille, en négligé charmant, et qui, d’un pas leste, accourant donner la main à Roger, lui disait :

— Je suis venue hier soir de Chante-Fontaine, et ce matin, en allant chez ma modiste, je suis venue vous dire bonjour, et puis ceci encore…

Le ceci était une de ces confidences d’intérieur auxquelles la consultation légale n’avait absolument rien à voir, mais qui marquaient plus ou moins les torts de monsieur Trentin et les malheurs de Marie ; elles étaient toujours suivies de larmes ou d’épanchements intimes de la part de la jeune femme, dont Roger avait ainsi l’occasion d’admirer une fois de plus la délicatesse, les sentiments ardents ou élevés. Et le bonjour durait long. temps, à moins qu’un client ne survint, ce qui était rare.

Du côté de Régine, les lettres devenaient tristes, inquiètes, et contenaient même des reproches, dont Roger, ne pouvant aire la vérité, ne se justifiait qu’assez maladroitement.

Il attendait une réponse de sa fiancée un jour, quand au lieu d’une lettre de Régine, on lui en remit une de Marie. Elle le suppliait de venir immédiatement à Chante-Fontaine, ayant des choses graves à lui communiquer.

Réellement il fut très-contrarié. Il sentait de plus en plus le besoin de rompre avec ces coquetteries, qui le brûlaient, et de rendre à sa Régine, à sa conscience, à son propre cœur, la paix dont ils avaient besoin, Il s’était fait une joie, ce jour même, de recevoir la lettre de son amante et de lui répondre avec abondance de cœur, en écartant, hélas ! mais pour n’y plus revenir, les nuages chargés de foudre qui avaient obscurci leur ciel. Il hésita à se rendre à Chante-Fontaine. Si madame Trentin n’eût pas parlé de faits graves, il se fût certainement excusé. Il pensa même à lui écrire en toute sincérité ses scrupules et sa résolution à accomplir ainsi une rupture amiable. Mais, quoi ! juste au moment peut-être où cette femme, après tout malheureuse et qui mettait sa confiance en lui, avait le plus besoin d’un secours décisif ? Il partit en se promettant de revenir, le soir même, par le dernier train.

La chose était difficile, car il n’arriva qu’à sept heures et demie à Chante-Fontaine. On lui dit que madame était au jardin, et la femme de chambre, comme si elle en avait reçu l’ordre, l’y conduisit. Pendant quelques minutes, Roger, guidé par cette fille, erra dans les magnifiques allées qui faisaient suite au parterre, et dont les plus étroites se recourbaient en longs berceaux, ouvrant çà et là sur des éclaircies : pelouses ornées de statues ou bassins ornés de jets d’eau, parfois sur des grottes encore plus sombres. Chante-Fontaine était une de ces folies des financiers, du dix-huitième siècle, tombées, par droit de conquête et d’affinités, entre les mains des financiers modernes. Ils aperçurent enfin madame Trentin du Vallon, traversant une des allées qui aboutissaient au château. Elle regardait de leur côté et se dirigea de suite vers Roger ; la femme de chambre s’en retourna.

À voir cette jeune femme venir à lui sous la longue voûte de feuillage qui l’encadrait, tandis qu’il marchait lui-même au-devant d’elle, Roger ne put se défendre d’une émotion poétique. Le soleil couchant, qui traversait obliquement la verte muraille, jetait dans l’allée des vapeurs roussâtres ; au fond, l’arcade lumineuse montrait un coin de prairie ensoleillée et le rouge horizon. Avec sa démarche vive, un peu saccadée, Marie s’avançait assez semblable à une Pompadour d’autrefois. Vêtue d’une robe de mousseline à fond blanc, semé de bouquets de coquelicots et de bluets, peu décolletée, mais transparente au corsage, avec une ceinture pareille qui flottait, elle était nu-tête et ses cheveux d’or, relevés droit au sommet, retombaient en boucles autour de son visage, noués de longs rubans rouges et bleus, que le vent soulevait. L’ombrelle marquise qu’elle tenait à la main ressemblait assez à un éventail, et ses petites pantoufles de maroquin rouge, à talons, apparaissaient de temps en temps dans les mouvements de sa robe légère.

Cette coquette et fraîche toilette n’avait rien qui fût en harmonie avec le chagrin ; cependant, le visage de Marie était triste, et quand, s’arrêtant près de Roger, elle lui serra convulsivement la main, il crut voir qu’elle avait pleuré.

— Qu’avez-vous, chère amie ? (Cette appellation leur était ordinaire depuis quelque temps.) Aurai-je donc toujours le chagrin de vous voir désolée ? dit-il.

Marie, aussitôt après leur rencontre, s’était retournée du côté opposé au château ; ils redescendaient l’allée.

— Et comment ne le serais-je pas toujours ? dit-elle. Ai-je autre chose à goûter désormais que du malheur ? Un peu plus, un peu moins vivement, selon les circonstances, voilà tout.

— Et il s’est produit quelque circonstance nouvelle… grave ? m’avez-vous écrit.

— Oui, je croyais même que vous le saviez déjà. On désigne clairement monsieur Trentin comme l’auteur du coup de bourse opéré ces jours-ci, vous savez ? sur une fausse nouvelle. Les journaux en ont tant parlé ! Il y va de poursuites, et cet infâme petit journal la Crécelle a osé dire que monsieur Trentin méritait le bagne. On ne l’a pas nommé, vous sentez ; mais il est si clairement indiqué… J’ai dit à monsieur Trentin : « Ou vous êtes coupable ou vous poursuivrez ce journal. Je ne veux pas que le nom que je porte soit insulté. » Mon ami, il s’est mis à rire, et m’a répondu toutes sortes de sottises, d’où il résulte pour moi la certitude qu’il est bien effectivement l’auteur de cette fausse nouvelle, qui lui a fait gagner je ne sais combien. Comprenez-vous cela ? Ainsi ce n’est pas assez d’être, comme femme, offensée et désespérée ; ce n’est pas assez de tout mon bonheur perdu, il me faut encore trembler à chaque instant de me voir déshonorée par cet homme ! Mon ami, il me faut une séparation, il me la faut à tout prix.

— Hélas ! que ne puis-je vous la procurer !

— Mais enfin la loi ne peut forcer une honnête femme à partager la responsabilité d’actes qu’elle réprouve !

— Chère amie, dit Roger, à la honte de ce siècle, il faut l’avouer, la femme ne compte en aucune donnée d’honneur ni de justice.