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respectée, ma volonté n’est rien ! monsieur Trentin a une clef de ma chambre où il peut entrer à toute heure. J’ai redemandé cette clef, et il me l’a refusée d’abord en riant ; puis, quand j’ai sévèrement insisté, avec des mots indignes, outrageants… Il me croit à lui, cet homme qui n’est pas à moi ! Il a une maîtresse, je le sais, tout Paris le sait ! Et quand je lui demande au moins de me délivrer de… sa présence, il ne comprend pas. Cet homme est infâme, il me fait horreur et j’en suis venue à le haïr. Tout cela n’est-il pas horrible !

— Pauvre !… pauvre chère… madame !… murmurait le jeune avocat en serrant la main de Marie.

— Oh ! oui, pauvre ! bien pauvre, allez, malgré ma richesse ; car je n’ai ni bonheur, ni dignité, ni amour, rien ! D’où me vient ce malheur, grand Dieu ! J’ai vingt et un ans, on me dit jolie : est-ce vrai ? je ne sais pas ; mais j’ai une âme pour aimer, oui, une âme ardente, qui eût pu faire mon bonheur et celui d’un autre. Et me voilà condamnée à ne point aimer. Et ce qu’on m’a présenté comme un contrat d’amour et de confiance, n’est qu’une oppression et une infamie ! Ah ! si j’avais su ! Mais… dans le chagrin d’un sentiment, d’un espoir trompé, qui me laissait indifférente à tout le reste, on m’a présenté cet homme en me vantant ses talents, sa largeur d’esprit et de caractère. En effet, il donne à sa maîtresse, une certaine Juliette, du Vaudeville, dix mille francs par mois : — c’est de la largeur assurément ; — il était l’associé de mon père, qui désirait ce mariage. Sous les croix qui le chamarraient et l’élégance extérieure dont il s’entoure, je n’ai pas vu cette vulgarité, cette bassesse, qui maintenant me soulèvent le cœur. Ah ! j’ai eu tort sans doute ! mais j’en suis amèrement punie, et vous devez me plaindre, vous, monsieur Roger !

Renversée sur sa chaise, elle pleurait ; elle avait arraché ses gants, et l’une de ses mains effilées couvrait et découvrait tour à tour d’un mouchoir de dentelle ce visage mobile, animé, auquel jusqu’alors Roger n’avait vu exprimer que des impressions spirituelles, gracieuses, vives, mais non touchantes et passionnées. Il fut saisi de cette nouvelle beauté qui se dévoilait à lui ; ces yeux en pleurs, éclatant de flammes ; ces lèvres rougies, qui, d’un seul pli, sans parler, criaient la colère, la douleur ou l’amour, et ces mains fines, nerveuses, puissantes dans leur petitesse, qu’on sentait, à leurs contractions, capables de tout broyer autour d’elles : liens, résistances, êtres ou obstacles !

Leur conversation fut longue. Ne fallait-il pas en effet, comme elle-même l’avait dit, que son avocat devint son confesseur ? Les griefs qu’elle alléguait étaient graves certainement ; ils constituaient abondamment l’outrage du lieu conjugal, l’indignité du mari et le malheur de la jeune épouse ; mais ils ne suffisaient pas pour rompre légalement un lien qui, par le fait même, était rompu, puisque l’essence de ce lien est l’unité d’amour. Cependant Marie ne voulait point être désespérée ; elle avait dit à Roger : « Sauvez-moi ! » elle était venue lui demander non-seulement des conseils, mais des consolations. Elle emporta l’un et l’autre. Son désir de séparation ne pouvait être satisfait que par deux moyens : sévices devant témoins, chose outrageante et plus que difficile à obtenir dans un certain monde, ou l’inconduite sous le toit conjugal, peu probable à la ville, mais à peu près certaine à la campagne, rassura madame Trentin du Vallon, Or, its allaient au premier jour s’établir dans un château princier, que le financier venait d’acheter aux portes de Paris : Marie aurait les yeux ouverts, et, dès les premiers indices, consulterait son avocat.

— Ne viendrez-vous pas me voir ? dit-elle d’un air tendre et suppliant en lui tendant la main.

Roger hésita.

— Je m’en ferai un devoir, dit-il enfin.

— Un devoir ! répéta Marie avec reproche en lui jetant les yeux dans les yeux.

Il se troubla.

— Je n’osais pas dire un bonheur.

— Ah ! dit-elle, à la bonne heure ! Et merci !

Elle prit la main du jeune homme, la pressa sur sa poitrine, le regarda encore, baissa les yeux, et ajouta :

— J’ai besoin de votre… amitié.

Puis elle marcha vers la porte, la tête baissée comme sous un doux poids ; lui jeta encore un long regard, lui serra longuement la main, et partit, laissant dans la chambre le parfum délicat et pénétrant dont ses vêtements étaient imprégnés, et bien plus, toute une atmosphère d’idées troublantes, irritantes, douces et pénibles, tout un tumulte de sensations et de souvenirs.

Après ce départ, Roger se jeta sur une chaise, où il resta quelque temps rêveur ; puis, comme s’il étouffait il alla ouvrir toute grande la fenêtre. Il eût voulu faire fuir cette atmosphère dont il se sentait enveloppé. Marie était restée devant ses yeux ; successivement il voyait toutes les expressions qu’elle avait eues, il entendait tous les mots qu’elle avait dits, et qui prenaient, ainsi répétés et isolés du courant d’idées qui les produisait, une signification encore plus vraie. Il se revoyait lui-même ; il rougissait d’avoir été trop ému, trop… affectueux peut-être. Il ne voulait pas… mais comment, vis-à-vis d’une femme malheureuse, qui vous comble de marques de confiance et d’affection ?… Comme elle est devenue énergique et belle ! se disait-il. Quelle créature intelligente et passionnée !… Elle, si charmante et si distinguée, à ce Trentin !… C’est épouvantable ! Certes, je serais heureux de la délivrer !…

Mais il sentait que c’était là une tâche périlleuse, et déjà il n’était pas content de lui-même. Les manières de Marie à son égard l’inquiétaient. Était-elle naturelle, c’est-à-dire naïve, dans l’expression de ses sentiment pour lui, ou volontairement imprudente ? Pourquoi revenait-elle ainsi à lui après une longue froideur ? Après tout, qu’importe ! Il serait poli, serviable, amical, comme autrefois, rien de plus. Et cela dit, il voulut penser à autre chose, mais les mêmes préoccupations revinrent l’obséder. Sa vanité, ses sens, sa compassion, elle avait remué tout en lui, et le tumulte ne s’apaisait point. Il se mit à la fenêtre pour se distraire, et les effluves de mai, que lui jetaient les parfums d’un jardin voisin, et le rayonnement des flots de la Seine, et les peupliers du quai, et la gaieté sonore et printanière des voix qui passaient, ne firent que rendre plus vives les impressions qu’il fuyait.

— Je n’ai jamais vu créature plus pénétrante, se dit-il.

Mais aussitôt, il rougit de cette parole.

Et Régine ? — Ah ! celle-là le pénétrait autrement, chère et pure aspiration de tout son être, de toute sa vie ; astre chéri, toujours lointain, hélas ! Il voulut se réfugier en elle, se mit à son bureau, prit la plume et traça quelques lignes. Non ! Il ne pouvait pas lui écrire ce soir ; il ne se sentait pas dans la situation d’esprit convenable, et il préféra sortir.

Depuis dix-huit mois, Roger vivait à Paris ; il avait près de vingt-six ans, et n’était plus, à beaucoup d’égards, le même que nous l’avons vu lorsque, absorbé par la famille, par son amour précoce et surtout par les innéités de sa noble et délicate nature, il entreprenait sans crainte et sans doute le combat de la vie pour conquérir sa place et sa fiancée. La vie, telle qu’elle est faite actuellement, gâte incontestablement l’homme, souvent le corrompt beaucoup plus qu’elle ne l’améliore. Ce système, qui fait de tout succès le prix d’un combat dans la mêlée, qui substitue dans le cœur de la jeunesse l’ambition à la poésie, et retarde forcément le mariage à trente ans, ce système est celui même de la corruption des mœurs ; il fait de tous les heureux des jouisseurs affamés qui donnent le ton à la foule, font