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il s’effaça ; mais l’inconnue lui tendit la main, et, derrière le voile épais, se fit entendre une voix fraîche et stridente.

— Vous ne me reconnaissez pas ?

— Ah ? pardon, dit-il ; j’étais si loin de m’attendre à la visite de madame Trentin du Vallon.

— Hélas ! dit-elle.

Et, sans rien ajouter, elle entra et s’assit, regardant autour d’elle d’un air d’intérêt.

— C’est ici que vous recevez vos clients, monsieur Roger ?

— C’est avec l’antichambre tout mon appartement, madame.

— Oui. Oh ! ce ne sont pas les meilleurs qui font fortune, je le sais, je le sais. Pourquoi faut-il que l’on sache toujours trop tard ?

— Vous aussi, madame, vous auriez à vous plaindre de la vie ?

— Et pourquoi non ? Est-ce à vous qu’il faut apprendre, à vous qui êtes assez fort pour les dédaigner, que l’éclat, les apparences, ne sont pas le bonheur.

— J’espérais que pour vous ils ne l’empêchaient pas.

Marie jeta dans les yeux du jeune homme de longs regards pénétrants, où, derrière son voile de tristesse et de langueur, scintillait cette flamme aventureuse et hardie qui brillait autrefois dans les yeux de la jeune. fille, comme dans ceux de la femme aujourd’hui, mais tempérée alors par une certaine naïveté, maintenant effacée.

— Vous l’avez espéré ? dit-elle d’un ton de reproche ; alors, vous n’étiez pas plus clairvoyant que moi. Et encore, est-ce bien le bonheur que j’espérais ! Non ? Je voyais déjà qu’il n’était pas possible pour moi. Je me suis mariée, parce qu’il faut se marier… Quelle folie, mon Dieu !

Elle leva au plafond des yeux désolés, joignit les mains et les laissa retomber sur ses genoux. Roger se sentait embarrassé de ces confidences. Quel était leur but ? Madame Trentin vit sans doute cet embarras, elle reprit :

— Aujourd’hui, après moins d’un an de mariage, cette chaîne, dont j’ignorais le poids, m’est devenue si lourde, si odieuse, que j’en suis à vouloir la rompre, et que, n’osant consulter à ce sujet un étranger, je suis venue près de vous, près d’un ami, afin que vous me disiez si je puis recouvrer ma liberté.

— Est-il possible ? s’écria Roger, vivement ému. Croyez à tout mon dévouement, madame. Je crains seulement… La loi est fort insensible…

— Il ne me resterait donc plus qu’à fixer mon sort moi-même ! s’écria-t-elle avec un nouveau regard adressé au ciel.

Et ses yeux ainsi étaient véritablement très-beaux.

— Calmez-vous, chère madame, dit Roger en lui prenant la main, et…

Il voulait dire : « et racontez-moi vos griefs, » mais il hésitait en face de confidences aussi délicates.

— Qui, je dois tout vous raconter, dit-elle ; il le faut bien. Oh ! monsieur Roger !

Elle mit sa tête dans ses mains.

— Vous êtes le dernier peut-être à qui je devrais faire de tels aveux… mais je puis… non, je ne pourrais pas parler à d’autres… Je me suis plainte à ma mère, elle m’a conseillé de me distraire. D’autres m’ont donné de plus fâcheux conseils. Sans doute, il est cruel à mon âge de renoncer au bonheur ; mais, si du moins je pouvais obtenir la liberté d’être seule, ne plus appartenir qu’à moi-même !…

De nouveau elle se voila le visage. Roger n’osait l’interroger.

— Enfin, dit-il au bout d’un silence, vous voudriez réellement une séparation ?…

— Si je le veux ? certainement !

— Une séparation judiciaire ?

— Il le faut bien !

— Vous savez que pour l’obtenir, il est nécessaire d’avoir à alléguer des faits précis ? Des antipathies, si vives qu’elles soient, ne suffisent point.

— Mais c’est abominable, cela ! Quoi ! pour cesser d’être mariés, il ne suffit pas de se haïr !

— Non ; la loi en ceci est aussi grossière que l’esprit du conquérant qui l’a dictée, et pour qui le mariage n’était autre chose qu’une mesure de police sociale et un acte matériel. Le seul vrai bien, le bien moral, y est sans valeur, lui seul ne compte pas.

— Quelle barbarie !

— Oui, sur ce point comme sur bien d’autres, c’est toujours l’esclavage antique, la hiérarchie ; nulle part, le droit individuel qui, nouveau venu de moins d’un siècle, n’entre encore dans nos lois et dans nos mœurs qu’en qualité d’hôte et d’étranger.

— Sauvez-moi ! s’écria-t-elle en lui tendant ses deux mains et en s’approchant de lui si près que leurs têtes se touchaient presque ; arrachez-moi à l’opprobre d’être malgré moi la femme de cet homme ! J’espère en vous : ne me découragez pas, j’en mourrais.

— Avez-vous des faits ? dit le jeune avocat d’une voix oppressée.

— Si j’en ai ! D’abord ceci est la moindre des choses, mais il faut tout dire ; d’abord monsieur Trentin du Vallon, au lieu de me laisser toucher l’intérêt de ma dot, qui est de six cent mille francs, ceci est à moi pourtant ! — se permet de régler ma pension lui-même, et ne me sert que quinze mille francs. Ce n’est pas que je tienne beaucoup à ma toilette ; non, j’ai trop de chagrin pour cela ; mais le procédé est indigne, blessant ; il me révolte !

— C’est son droit légal, dit Roger, répondant à la muette question de ces yeux, à la fois brillants et langoureux, qui ne quittaient pas les siens.

— Mais c’est odieux !

— Sans doute ; malheureusement on ne peut rien que d’après la loi. Mais ensuite…

— Ensuite ? dit-elle.

Elle s’arrêta, détourna la tête en rougissant, et murmura :

— Ah ! monsieur Roger, vous êtes bien… jeune pour un confesseur !

— Comptez sur mon plus profond respect, madame, dit-il avec émotion ; au reste, si vous préfériez faire vos confidences à l’un de mes confrères en cheveux blancs, j’en connais un fort digne… et je m’entendrais ensuite avec lui…

— Ce ne serait pas un ami pour moi, reprit Marie vivement ; tandis que vous… Oh ! je crois à votre amitié, à votre loyauté, à votre générosité, monsieur Roger, et c’est pour cela que je suis ici !

Il la ranima en serrant la main qu’elle lui tendait. Elle ne la retira pas ; mais, au contraire, se rapprochant de lui, comme un enfant qui a peur, elle mit l’autre main sur le dossier de la chaise de Roger et courba le front, de manière à pouvoir lui parler presque à l’oreille. C’était en effet quelque chose de l’attitude d’une pénitente vis-à-vis de son confesseur. Mais quel que fat le trouble de Marie, peut-être n’était-ce pas elle à qui la situation causait le plus d’embarras. Enveloppé ainsi des effluves de beauté, de grâce, de distinction, qui émanaient de cette jeune femme, attendri par ses douleurs, et disposé d’avance à l’émotion vis-à-vis d’elle par les sentiments qu’elle lui avait témoignés autrefois, et que sa démarche et ses paroles lui révélaient encore, le jeune homme se sentait beaucoup plus ému qu’il n’eût voulu l’être. Sa main trembla dans celle de Marie ; mais, toute entière sans doute à ses propres impressions, elle ne la retira point, et ses paroles à voix basse, portées par un souffle doux et chaud et haletant, passèrent dans l’oreille de Roger.

— Ceci est le comble de l’infamie. Je ne suis pas