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oui, oui, le bonheur est possible !… mais comme il fait mal !… Quand une forme de femme se détacha sur le fond blafard de la nuit.

C’était elle !… c’étaient ces lignes adorées ; c’était cette forme qui renfermait à elle seule toutes les poésies, tous les charmes, toutes les ivresses ! Elle s’approcha du chien, se baissa, et, le flattant de la main, lui parla tout bas. Il se tut alors et Roger vit s’avancer vers lui celle qu’il attendait et le gardien même de la maison ;

Mais, à mesure qu’il approchait de l’étranger, le chien grondait sourdement. D’une main, Régine le flattait ; de l’autre, elle fit signe à Roger d’aller en avant… Ce n’était pas de ce côté que le poussait une force irrésistible, il obéit pourtant ; mais, passé la limite de la cour, il n’y tint plus, et ses bras et son cœur, qui pendant une année l’avaient si ardemment et si vainement appelée, et l’étreignirent dans une ivresse ou disparaissaient toute prudence, tout autre souci. Le chien tournait autour d’eux, flairant cet étranger si bien reçu ; mais, plein de confiance en Régine et dépourvu de préjugés humains, il n’hésita pas longtemps, et, quand ils reprirent leur marche, Roger sentit dans sa main le museau humide de l’animal, qui demandait sa part de caresses.

Sous l’angle obscur des pommiers gisait un tronc d’arbre coupé ; Roger y fit asseoir sa chère fiancée et se mit à genoux devant elle, tandis que le chien se couchait tranquillement à leurs pieds.

Ils n’avaient encore pu se parler ; suffoqués du bonheur de se revoir, ils se contemplaient, et, plus forts que l’obscurité, leurs yeux saisissaient les changements survenus en eux. Régine prit entre ses mains la tête de son amant :

— Oh ! tu as souffert ? murmura-t-elle.

Et elle baisa ses yeux, sous lesquels la déception avait remplacé d’un trait profond l’illusion fleurie. Pour lui, il la retrouvait plus belle : ses fréquentes visites à la Bauderie, le travail fortifiant de la campagne, l’air des champs qui plus souvent avait remplacé l’air de la boutique, l’avaient rafraichie et développée ; les mains jointes, il l’admirait et l’aspirait des yeux, des lèvres… Enfin leurs poitrines se détendirent, de longs soupirs s’en échappèrent, et les paroles vinrent, entrecoupées d’abord, puis d’une abondance extrême. Ils ne s’étaient pas parlé depuis un an. Il fallait tout se dire, et les deux récits à chaque instant s’entre-coupaient, se croisaient, s’enchevêtraient en un seul écheveau, plein de lazzis bizarres, au point qu’enfin un rire frais, qui heureusement pouvait être pris pour une roulade d’oiseau rêvant. le jour, retentit sous les pommiers, et presque aussitôt Régine fondit en larmes ! disant :

— Ô Roger, que je suis heureuse !

Sur ce joli rire, les feuilles des pommiers frémirent un peu, les oiseaux s’étirèrent languissemment, le chien bâilla et se rendormit ; puis tout, rentra dans le calme, et les herbes continuèrent à se bercer au vent léger de la nuit, dans la blanche clarté du croissant lunaire et la rosée de filtrer lentement, car un couple d’amants n’est dans la nature qu’une harmonie de plus.

Ce que, cette nuit-là, ce coin d’ombre entendit de confidences charmantes, de doux aveux ; ce qu’il renferma de bonheur et de poésies serait trop long, trop malaisé surtout à redire. Et maintenant, c’était au rebours d’auparavant que le temps passait et des heures entières s’écoulaient plus vite, beaucoup plus vite que n’avait fait la longue demi-heure de solitude. Si bien qu’ils ne surent ce que c’était que cette clarté blanche qui de plus en plus s’étendait et venait, indiscrète, pénétrer dans leur asile.

— Est-ce un météore ? disait Roger.

— C’est… non, et ne peut être le jour, dit-elle, oh ! c’est impossible.

— C’est impossible, répéta-t-il.

Et le doux entretien recommença. Mais, de temps en temps, le bruit d’une éruption à travers les feuilles des pommiers se faisait entendre ; le chien se mit à quêter dans le pré, un cœur de joyeux ramages partit de tous les buissons. Il fallait se rendre à l’évidence. Oui, c’était le jour, et cette chère nuit d’amour déjà s’était envolée. Mais ce n’était pas, ce ne pouvait être la dernière ; ils se verraient encore au retour de Saint-Blin. Le jour fut convenu. Roger promit d’attendre avec plus de patience, et ils se séparèrent enfin devant le danger presque assuré d’être surpris par les gens de la ferme s’ils tardaient encore.

— Imbécile ! fou que je suis, se disait Roger en s’approchant de Biesles, pourquoi pas la nuit prochaine ? Et que vais-je faire à Saint-Blin ? Pourvu que j’y passe un jour ou deux !…

Il était trop tard !

Il quitta le village dans une épouvantable colère contre lui-même.

Son séjour à Saint-Blin lui parut interminable, malgré la bonne humeur de son camarade, et maintes parties de pêche et de chasse. Il revint enfin à Biesles, et de nouveau retrouva Régine, à onze heures, sous l’abri sombre des pommiers.

Ce n’était pas moins doux que la première fois, ce ne fut pas moins enthousiaste ; mais l’aspiration de l’âme humaine à des biens toujours nouveaux s’oppose à la ressemblance complète de deux bonheurs. La première entrevue en attendait une seconde, celle-ci devait être la dernière ; cruelle pensée qui rendait les heures, encore plus courtes, l’amour plus ardent. Penché sur sa Régine, que jamais il n’avait trouvée si enivrante et si belle ; torturé par la pensée de l’heure qui s’enfuyait, et qui dans un moment allait délier leurs bras et les séparer encore pour une année, le jeune amant savourait et souffrait tout à la fois les joies et la privation du bonheur, et des révoltes jusque-là contenues grondaient en lui. Depuis plus de quatre ans, depuis l’age où la virilité gonfle le cœur de l’homme, il avait choisi sa compagne et ils avaient scellé d’un mutuel consentement le pacte d’amour qui les lait pour la vie. Depuis ce temps, il éprouvait dans toute sa plénitude le désir, le besoin d’être heureux, de vivre de cette vie à deux que lui imposaient également la nature et l’amour. Plus la route était aride, plus il trouvait de dégoût et de déception parmi les hommes, et plus il eût besoin de cette infinie douceur que lui apportaient la présence et la tendresse de Régine, de l’appui de son jugement et de sa parole.

Mais, tout au contraire, la loi sociale lui disait : « Plus la vie l’est ingrate, aride et désolée, plus tu souffres, et plus tu dois rester seul, » Loi implacable, qu’il subissait, qu’il acceptait à l’ordinaire, il le fallait bien ; mais qu’en ce moment il ne comprenait plus. À cette heure caché dans un coin de la terre, seul avec elle, l’amour ces enveloppant d’un nuage, lui dérobait tout le reste. La perdre encore ! se séparer d’elle ! Jamais ! — Ne sommes-nous pas l’un à l’autre pour toujours ? Ne seras-tu pas ma femme ? et ne l’es-tu pas dès à présent ?…. Ô Régine, moitié de ma vie ! Ah !… plus cent fois ! source même à laquelle toute ma vie aspire, car sans toi je ne puis plus vivre !…

Il délirait ; jamais encore, dans l’intimité de leur chaste amour, elle ne l’avait vu ainsi, et saisie jusqu’au fond de l’âme par ce changement, enveloppée de ces flammes, elle se sentit elle-même envahie d’un trouble profond. Elle se leva du tronc où elle était assise, et instinctivement se dirigea vers la partie du verger que la lune, alors arrondie, baignait de sa pure clarté. Il la retenait, mais elle l’entraînait avec plus de force.

— Où vas-tu ? disait-il avec reproche ; où vas-tu ? Nous étions si bien ici !

— Non, je te vois moins gai. Comme la lune est belle ce soir, et toute la nature, vois, Roger.

— Là-bas, je te sentais mieux. Reviens, ô ma bien-aimée ! Il n’y a de beauté qu’en toi !

Mais elle le repoussa vivement :