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ainsi ton propre désir. Si les autres me blâment, tu me remercieras, toi. Eh bien, alors pourrai-je souffrir ? Puis, me blâmer, en ont-ils le droit ? Quel mal leur fait notre amour ? et s’il ne nuit à personne, pourquoi donc avoir honte ? Oh ! non, t’aimer n’est pas une honte pour moi, va, j’en suis bien fière ! C’est la qualité qui me plaît le plus, la seule qui me plaise en moi. Je ne suis pas égoïste à nous deux ; au contraire, plus je t’aime, plus mon cœur s’est agrandi. Jo besoin du bonheur des autres ; mais je n’ai besoin d’autre opinion que de la tienne, mon Roger, et quand la terre entière devrait savoir notre rendez-vous, je serais encore trop heureuse de te le donner. »

Transporté de joie par cette chère lettre, Roger s’occupa immédiatement de fixer le jour de l’entrevue. Son prétexte fut une visite à un ami de Saint-Blin, visite pour laquelle il prit huit jours, et, celui du départ fixé, de concert avec ses parents, il se hâta de l’écrire à Régine et de procurer à la société de Bruneray le nouveau scandale d’une visite à monsieur Grudat.

Biesles est un village aux environs de Chaumont, sur la grande route, et qu’entourent de grands bois. À peine arrivé à Chaumont, Roger prit la patache qui se rend à Biesles et descendit à la principale auberge ; puis il sortit dans le village, comme si il allait voir quelqu’un, et se jeta bientôt dans la campagne. Il s’agissait de reconnaître la maison où vivait Régine. De quel pas il marchait, le cœur oppressé pourtant ! Quel éclat, quelle sonorité, quel aspect tout particulier avait pour lui cette journée ! Ceux qui ont aimé le sauront. Il marchait sous le poids d’un trouble délicieux, immense, ayant le bonheur à distance de quelques heures, ce qui n’est pas moins doux et plus grand peut-être que de le toucher. Il eut bientôt reconnu la maison, conforme à tous les signes indiqués, et suivit le chemin qui la côtoyait, tremblant à l’idée qu’il allait peut-être apercevoir sa chère fiancée. Elle aussi était en éveil ; son cœur battait de même tout. près de là ! Et Roger marchait à petits pas, sondant tous les coins d’un regard ardent.

Cette maison était une ferme bien tenue où Régine, selon son rêve, pouvait être fermière, mais, hélas ! sans le fermier. Après l’enclos, sorte de grand verger, venait une cour spacieuse, puis la maison, et puis le jardin, que le chemin longeait encore. Un chapeau de paille, une cornette s’étaient montrés dans la cour ; mais nulle part la forme chérie que cherchait Roger, quand, après la maison, dans un bosquet de laurier-cerise qui fermait de ce côté le jardin, il vit deux femmes assises et penchées comme sur un ouvrage d’aiguille. Ces femmes. lui tournaient le dos, et de grands chapeaux de paille couvraient leur tête en cachant le cou jusqu’aux épaules. Cependant il n’hésita pas : l’une d’elle était bien Régine ; l’autre plus forte et vêtue d’une robe de gros orléans brun, semblait une de ces propriétaires de campagne demi-bourgeoises, demi-paysannes, qui mettent bravement la main à l’ouvrage. Ce fut elle qui rompit le silence tout à coup :

— Tu ne dis rien aujourd’hui, petite ? À quoi penses-tu ?

Un frémissement parcourut le cœur de Roger quand la voix chérie se fit entendre.

— Oh !… à rien, tante… je veux dire… si ! je pense qu’il est peut-être temps d’aller coucher nos petits poulets.

Ce fut un rire franc, rire de paysanne qui répondit tout d’abord.

— Tu te moques de moi, petite ; il n’est pas cinq heures. Oui bien, ils seraient contents ; car ils en ont encore à picorer pour deux heures de temps, les pauvres petits ! Ah ! Régine, va, on a raison de dire que cervelle d’amoureux va tout de travers.

— Je croyais qu’il était plus tard.

— Le temps te dure donc bien avec nous ?

— Ce n’est pas cela, ma tante. Si c’était en un autre temps, vous savez que j’aime bien être avec vous.

— Tu ferais mieux d’y rester toujours, va, et de ne plus songer à autre chose. Si tu voulais, ton cousin Georges serait si heureux ! Il me le disait hier encore, parce qu’il n’ose pas te le dire à toi. C’est un beau et brave garçon, au moins ; quoiqu’il soit mon fils, je puis le dire.

— Oui, chère tante, c’est vrai, et j’aime bien Georges, mais je ne puis pas être sa femme.

— Parce que tu as de folles idées… Ah ! ma pauvre petite, si tu savais : les jeunes gens qui vont à la ville, il ne faut jamais compter dessus. S’il pouvait t’épouser tout de suite, je ne dis pas ; mais, si ça doit durer seulement deux ou trois ans, avec sa famille qui ne le veut pas… vois-tu, c’est des histoires, ça, à coiffer sainte Catherine. Il ne faut pas se fier aux hommes comme à soit Vous autres, jeunes filles, vous vous imaginez que c’est la même chose. Ah ben ! oui, va ! le meilleur n’en vaut guère. Quand on a vécu longtemps en mariage, on sait à quoi s’en tenir. S’ils ne vous disent point leurs fredaines, ils vous racontent celles des autres ; car la langue leur démange toujours là-dessus, et l’on en sait vite assez pour n’avoir plus de confiance. Ton bel amoureux s’amusera comme un autre et il finira par l’oublier.

— Ma tante, ne le calomniez pas.

— Eh ! ma pauvre petite, il est comme les autres.

— Non, dit Régine d’une voix vibrante et avec un ton d’autorité ; non, il m’aime et il est loyal ! Je crois en lui comme en moi, plus qu’en moi, s’il est possible.

— Allons, allons, ne te fâche pas, reprit la tante d’une voix plus douce. Moi, ce n’est que pour ton bien que j’en parle et par crainte de ce qui peut t’arriver. Ça serait dommage si tu restais vieille fille, et c’est pourtant ce qui est arrivé à plus d’une pour avoir eu trop de confiance en des étourneaux.

— Je n’ai pas pour de cela, ma tante, dit la jeune fille, — et à ce moment Roger put entrevoir son front pur et et ses yeux inspirés qui s’élevaient avec sa pensée, je n’en ai pas peur, car si Roger n’est pas mon mari, je n’en aurais jamais d’autre… et je ne vieillirai pas, ajouta-t-elle d’un accent plus sourd, mais plus vibrant encore.

Roger n’entendit pas la réponse de la tante. Il n’était occupé qu’à contenir son cœur. Oh ! comme il souffrait de ne pouvoir la remercier à genoux ! Il avait entendu tout ce colloque en s’approchant doucement, dérobé aux yeux par le tronc d’un chêne. Mais il entendait venir dans le chemin, il ne pouvait rester là ; il se retira doucement et sans bruit, continua sa route sur le chemin gazonné qui amortissait les pas. Cependant il vit encore à travers les feuillages, Régine tourner la tête d’un air inquiet, comme si elle sentait sa présence. Rentré à l’auberge, il soupa, monta de bonne heure dans sa chambre ; à dix heures, sortit sans être aperçu et reprit, le chemin de la ferme. La lune, d’un croissant pâle, éclairait ; Roger pénétra dans l’enclos et attendit.

C’est en de telles attentes que l’extension indéfinie du temps par le sentiment et la pensée se fait sentir à nous. La demi-heure de solitude que Roger passa dans l’angle obscur des pommiers lui dura des heures, et, comme la clarté de la lune était trop faible pour qu’il pût distinguer les aiguilles de sa montre, il fut bientôt persuadé que Régine avait rencontré d’insurmontables obstacles, qu’elle ne viendrait pas ! Non, elle ne viendrait pas ! Est-ce qu’un bonheur pareil pouvait arriver ? Est-ce qu’il était possible ?… Sa tante, ce cousin audacieux, peut-être l’avaient épiée… Le sang montait à la tête du jeune homme ; c’était à peine si un reste de prudence le retenait, et il n’en eut plus tout quand il se fut imaginé pour des raisons encore inédites-que Régine était en quelque danger. Alors il quitta l’angle obscur, suivit la haie de l’enclos et marcha d’un pas précipité vers la maison. Tout à coup l’aboiement d’un chien retentit, et la ferme allait être mise en éveil, quand… Ô bonheur !…