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donnel était trop indigné contre les administrateurs des Mines de l’Est pour ne pas s’associer aux sentiments de son fils à leur égard ; mais cependant il ne lâchait point la corde des sacrifices nécessaires pour parvenir, et répétait de temps en temps que ne pouvant faire à son gré la vie, il fallait bien la prendre telle qu’elle est.

— Père, disait Roger, tu aurais fais comme moi à ma place.

— Je ne sais pas, moi ; je ne dis pas ; je dis seulement qu’on peut faire son chemin, que diable ! et que voilà une année de perdue fort sottement.

Et malgré les efforts de Roger qui s’épuisait à remettre sous les yeux paternels tout ce qui l’avait révolté dans ses diverses fonctions, l’irritation de l’honnête notaire restait double et indécise. Il en voulait beaucoup certainement aux gens qui avaient mis son fils dans la nécessité de quitter successivement trois postes pleins d’espérances ; mais il en voulait à son fils presque également. Ces gens et leurs infamies assurément le choquaient, mais le fait de voir Roger sans place le choquait peut-être davantage encore. Le jeune homme parla de son nouveau plan.

— Oui, c’est cela ! Toujours les parents ! Tu me prends peut-être pour Crésus. Moi, je ne demanderais qu’à l’aider en effet ; mais si tu veux faire la mauvaise tête…

— Eh ! qu’ai-je fait ?

— Rien, parbleu ! c’est bien le malheur. Je ne veux pas te faire de reproches, après tout, ce n’est peut-être pas ta faute. Mais il y a pourtant des gens qui réussissent. Tiens, vois ce drôle d’Adalbert : il n’y a pas deux ans qu’il est à la forge, et le voilà presque l’alter ego de monsieur Jacot. Au premier jour, on le verra directeur de l’usine. Il gagne déjà trois mille six cents francs ; alors il en gagnera huit mille, sans compter l’intérêt qu’il a pris dans les affaires, à ce qu’il paraît.

— Mais tu le traites d’intrigant.

— Parbleu ! parce qu’il l’est.

— Et tu voudrais que j’en fisse aulant ?

— Pas du tout ; mais on peut faire son chemin d’une autre manière.

Cette assertion valait peut-être la peine d’être approfondie ; mais Roger ne s’y arrêta point ; car on approchait de la maison Renaud, et, tandis qu’il s’efforçait de garder une attitude indifférente, toute son âme passait dans ses yeux, cherchant à saisir derrière une fenêtre l’ombre de Régine. Il ne la vit pas et lui en voulut un peu. Sans doute, il comprenait sa réserve, n’étant pas soul ; mais ses yeux à lui ne l’eussent pas saisie hors de la portée de ceux des autres, au fond même de la chambre, où il n’eût demandé qu’à l’entrevoir. Enfin, quoi qu’on fit maintenant, il allait la retrouver.

Après avoir embrassé sa mère et sa sœur, toujours triste et pâle, Roger ne vécut plus que de cette attente. Au diner, il crut pouvoir et devoir même s’informer des Renaud.

— Ils vont bien ! répondit sa mère ; ils viendront ce soir.

Elle parla ensuite des bontés qu’ils avaient eues pour monsieur Cardonnel pendant leur absence et pour Émilie depuis leur retour. L’intimité d’autrefois semblait rétablie. Après le dîner, Roger soutint la conversation sans savoir ce qu’il disait ; son âme pure cette fois était tout oreilles.

Enfin ! enfin ! des pas se firent entendre, la porte vitrée donnant sur le jardin s’ouvrit.

— Ce sont les Renaud, dit tranquillement madame Cardonnel.

Et Roger se leva, pâle d’émotion, et s’avança vers la porte du salon, qui s’ouvrit à son tour.

— Ah ! ce cher Roger, dit monsieur Renaud en le serrant maternellement dans ses bras.

Il passa de là dans ceux de madame Renaud, et puis… et puis ce fut Lucette, et il l’embrassa aussi, et, ne voyant plus personne, il se retint à la main de la jeune fille, tout étourdi.

— Régine ! lui dit-il d’une voix basse, mais pleine d’angoisse.

— On l’a envoyée chez notre tante de Biesles, dit rapidement la fillette, et, faisant un brusque mouvement, comme pour arranger sa robe, elle ajouta, presque à l’oreille de Roger : Elle a bien pleuré, pauvre…

Roger s’assit sans plus rien voir et répondit sans entendre ce qu’on lui disait. Au bout de quelques instants, sous un prétexte, il sortit et passa dans le jardin. Il était fou de douleur et d’indignation. Il maudit sa famille. — Et c’est ainsi qu’on l’aimait. Lui retirer sa seule joie, son seul bonheur, sa Régine !… Oh ! c’était odieux ! il se vengerait ; il voulait partir, il ne voulait pas rester en proie au féroce égoïsme de famille pour qui son cœur n’était rien. Ah ! pourquoi leur avait-il annoncé son retour ? Il ne s’était pas défié, et c’est ainsi qu’on avait abusé de sa confiance !… Oh ! Régine ! Régine ! On l’avait contrainte de partir !… Elle avait pleuré !…

Et lui aussi, les larmes le gagnèrent et il s’enfonça dans le coin le plus reculé du jardin.

— Il aime toujours Régine, disait le soir à sa femme le père Renaud. As-tu remarqué comme il a été saisi de ne pas la voir ? C’est un brave garçon. Pourtant, s’il le veut absolument, quand il aura une place, il faudra bien que ses parents se fassent une raison… Ils ne peuvent pas vouloir le rendre malheureux, puisque c’est une honnête fille qu’il aime… Enfin nous avons fait notre devoir, nous autres et nous le ferons toujours, quoi qu’il arrive. L’honneur avant tout !

Roger alla le lendemain voir le chevalier, qui lui conseilla la patience.

— Vous êtes encore entièrement dépendant de vos parents, mon cher enfant, lui dit-il. Comment imposer votre volonté, n’ayant aucune force qui vous soit propre ? Vous ne pouvez non plus, n’ayant rien, parler sérieusement de mariage. Il faut attendre.

Cette considération ne faisait qu’envenimer d’une amertume nouvelle le désespoir de Roger. Les vacances n’étaient plus pour lui qu’un long ennui, et l’inaction le rongeait. Il eut bientôt, par l’entremise de Marianne Forel, une lettre de Régine ; mais, surveillée par sa tante, elle n’en pouvait recevoir de son amant. Éloignés seulement de quelques heures, ils se trouvaient plus séparés qu’à Paris.

En dépit des réunions et des parties de plaisir qui signalent toujours les vacances à campagne, Roger s’enferma le plus qu’il put, dans une solitude farouche, et ne vit guère que le chevalier et les Renaud. Chez le premier, il trouvait, avec la plus franche amitié, les plaisirs d’une conversation intellectuelle, et il admirait la vie simple et saine de cette famille ; car c’était véritablement une famille que formaient ensemble monsieur de La Barre, Marie Cardan et Joseph. Le jeune homme, habitué au travail musculaire dès l’enfance, mais qui n’en allait pas connu l’excès, si fatal au développement des forces du jeune travailleur, qui de plus avait joui d’une nourriture suffisante, était arrivé à une force remarquable et passait, malgré sa jeunesse (il avait à peine vingt ans), pour le meilleur agriculteur de la contrée.

Le chevalier, d’abord simple amateur, s’était, depuis son séjour à la Cerisaie, habitué de plus en plus au travail agricole, et y pouvait consacrer chaque jour plusieurs heures ; à certains moments de presse, la journée entière. Sa santé en était devenue florissante, et ses forces s’étaient accrues à l’âge où elles déclinent ordinairement. Après cette gymnastique du corps, la lecture les délassait ; l’étude à certaines heures exerçait leur esprit. À les voir, à les sentir pénétrés de cette joie du travailleur qui aime sa terre et jouit de la faire fructifier et de l’embellir, souvent Roger se rappelait le rêve de Régine et se, sentait entraîné vers lui. Mais ce n’était qu’une velléité ; songeant tout bas à ses enfants, à l’ambition, qu’à l’instar de son propre père il devait avoir pour eux, il se rejetait bientôt vers d’autres plans et re-