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— Perdre ! Une compagnie ! Allons donc ! Il faudrait alors que son tort crevât les yeux, et c’est là justement ce que nous sommes faits pour empêcher. La loi, vous le savez bien, vous qui la connaissez mieux que moi, a toutes sortes de dispositions contradictoires. Il s’agit de dénicher celles qui sont ou paraissent être en notre faveur.

— Mon cher, je suis fâché de ne pouvoir vous aider pour cela ; mais, comme le droit de la partie ne me paraît pas douteux…

Fabien regarda le jeune Cardonnel avec un ébahissement plein d’ironie.

— Vous êtes fabuleux, mon cher ! Et le plaisant de l’affaire, c’est qu’avec cela vous voulez parvenir tout comme un autre ! Je vous souhaite bonne chance. Mais, voyez-vous : ces choses-là étaient bonnes au temps où l’on naissait patricien, grand seigneur, avec une fortune dans son berceau. Alors ceux qui ne voulaient pas davantage pouvaient se draper dans leur toge et dans leur conscience, et laisser de grands mots à la postérité. Mais aujourd’hui, où chacun a son chemin à faire tout seul, à choisir d’être ou de ne pas être, il ne se fabrique plus des mots tels que celui-ci : « Nous rendons des arrêts et non pas des services. » Et savez-vous pourquoi ? Parce que ceux qui ont l’inspiration de les faire n’auront jamais l’occasion de les placer.

— Tant pis pour la société, dit Roger, à la fois blessé et déconcerté du ton de supériorité railleuse que prenait Fabien vis-à-vis de lui.

— Et tant pis pour vous aussi, je suppose.

— C’est possible, mais il s’agissait de consultation et non de conseils.

— Ma foi ! ceux-ci vaudraient bien celle-là, si vous vous décidiez à en profiter. Mais enfin, soit, monsieur Cardonnel ; je vous remercie.

Depuis ce jour, Fabien Grousselle ne consulta plus. Roger et ne le conseilla pas davantage. Or, le mois suivant, Roger fut tout étonné de voir dégringoler les actions des Mines de l’Est. Il s’informa : on lui dit qu’il y avait des doutes sur la valeur du gisement tant vanté. Des actionnaires arrivaient effarés ; on les rassurait. Mais le mois suivant, ce fut une véritable débâcle ; les actions tombèrent au-dessous du cours.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? écrivait monsieur Cardonnel à son fils.

Et ce fut lui-même, peu de temps après, qui lui dit le mot de l’énigme. Il était allé prendre des informations sur place et revenait plein de colère et d’indignation. Le fameux gisement n’était plus qu’une mauvaise plaisanterie ; au-dessous de quelques mètres, il n’y avait rien, presque rien, pas de quoi défrayer l’exploitation. Il était facile, par des sondages, de s’en assurer avant de faire tout ce chantage, écrivait monsieur Cardonnel ; tes directeurs sont des imbéciles ou des fripons. »

Les cris de quelques actionnaires dégrisés et les commentaires des bureaux ne permirent pas longtemps à Roger d’être indécis sur ce dilemne. Monsieur Trentin, monsieur Jacot, monsieur le duc de C…, monsieur le président H…, monsieur le député X…, monsieur le sénateur R…, monsieur le comte G…, monsieur le baron Y…, le diplomate N…, l’avocat Fabien Grousselle et autres, s’étaient empressés de vendre leurs actions au fort de la hausse et avaient réalisé sur elles, entre eux tous, une somme qu’on évaluait au tiers du fonds social de la compagnie, c’est-à-dire trois millions. Il n’y avait de ruinés que les actionnaires, et, tandis que ceux-ci se désespéraient et que l’un d’eux se brûlait la cervelle, ces messieurs achetaient des propriétés en province, grâce auxquelles ceux qui n’étaient pas encore députés allaient se mettre sur les rangs.

— Je suis dans un repaire de bandits, dit Roger en frémissant.

Il se rappela les paroles de Fabien Grousselle : Trentin va jouer un grand coup ! il croyait rêver. Quoi ! ces choses se faisaient, avec cette insolence, en plein jour, et s’avouaient avec ce cynisme ! Quelle différence y avait-t-il donc entre ces financiers habiles et l’homme qui va nuitamment, avec préméditation, forcer et vider un coffre ? Aucune, si ce n’est l’énormité du vol. Ces trois millions, où avaient-ils été pris ? Dans la poche des autres, dans celles des anciens et des nouveaux actionnaires, dont les membres du conseil d’administration avaient pour mission de gérer les intérêts.

Roger restait confondu. Il avait lié connaissance avec son voisin de bureau, un jeune homme à figure intelligente et honnête, qui se nommait Adrien Lacombe. Le soir, tandis qu’ils se promenaient ensemble, il lui exprima son étonnement que de pareilles manœuvres restassent impunies.

— Mais ces choses-là sont passées en coutume, lui dit Adrien ; on les dit, on les sait ; on a même fait des livres là-dessus, mais qui ne sont pas assez lus pour éclairer tout le monde. La grande majorité ne comprend rien aux questions de finances, et les trouve trop ardues à débrouiller, embrouillées d’ailleurs qu’elles sont à plaisir par le jargon de ceux qui les tripotent. Ce mystère, l’éclat des premiers dividendes (ils sont toujours très-beaux

on les prend sur le capital), la passion de s’enrichir

qui tient tout le monde, un fond de bêtise impossible qui caractérise les masses : voilà ce qui fait, depuis plus de trente ans et fera longtemps encore, le succès de ces bandes de brigands, civilement organisées.

— Mais ceux qui savent, comment acceptent-ils ?…

— Ceux qui savent en font plus ou moins partie. Ne voyez-vous pas que presque tous les pouvoirs et fonctions de l’Etat sont représentés au sein de ces compagnies ? Ce sont elles qui, grâce à l’abus des grandes influences territoriales, fournissent presque tous nos députés. Le corps législatif actuel en contient des familles entières. On ne fera pas de loi contre l’agio de longtemps, soyez tranquille. Quant aux tribunaux, il faut que les plaintes soient bien vives, que le scandale soit bien grand, pour qu’ils s’en mêlent. Et d’ailleurs, ces procès-là, quelques révélations qu’ils donnent, ne font pas de mal à ce qu’on a si bien nommé la haute pègre. D’abord, les avocats, même adverses, le président, les témoins, se gardent bien d’appeler les choses par leur nom ; de toutes parts, on met la sourdine, et le vulgaire n’entend que lorsqu’on crie. Puis les excès incriminés passent pour exceptions, tandis qu’ils sont la règle, et le procès fait à une compagnie a pour résultat de laisser croire que les autres sont honnêtes. La presse enfin, oracle de l’opinion, à peu d’exceptions près, les soutient. Mais je vous attriste, vous ne vous doutiez pas de tout cela ?

— Je suis épouvanté, dit Roger ; faut-il donc croire à la pauvreté de ce qu’on nomme l’élite de l’humanité ?

— Non, pas absolument, reprit Adrien ; mais à son égoïsme. Au sein même de ce monde-là, je crois que beaucoup ne comprennent pas ce qu’ils voient tous les jours.

— Mon parti est pris de ne pas rester dans cette maison, dit Roger.

— Mon cher, il y a deux ans que je cherche une autre place, je n’en trouve pas, ou un petit capital qui me permette d’agir par moi-même, et je n’en trouve pas davantage. Tout dans la poche de ces messieurs.

Ils avaient en causant atteint le parc Monceau et suivaient une des allées de côté, quand ils se croisèrent avec une voiture qui marchait au petit pas et dans laquelle Roger reconnut, à demi-couchée, Marie, madame Trentin du Vallon. Elle avait une toilette d’été. blanche et rose, délicieuse de fraîcheur et merveilleuse de richesse ; mais sa pose et l’expression de ses traits, pleins de mélancolie, faisaient un contraste pénible avec cette fraîcheur et cet éclat. Elle tressaillit en reconnaissant Roger, et il ne put s’empêcher de rougir en la saluant. Elle était la femme de cet escroc. Pauvre Marie !

— Vous avez raison, dit-il à Adrien ; beaucoup de