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ignorance, il travailla sur-le-champ à la dissiper. Du premier coup, il ne saisit pas très-bien ; il cherchait l’utilité de la chose, et suait sang et eau sans pouvoir rien trouver. Pourquoi les mines de l’Est, qui étaient dans l’Est naturellement, avaient-elle cette maison splendide à Paris, ce monde d’employés et d’administrateurs ? Comme il rêvait à cela, dès le premier jour, en sortant, il vit un coup de chapeau qui semblait s’adresser à lui et, levant les yeux, reconnut Fabien Rousselle. Le jeune avocat républicain n’avait pas encore d’équipage, mais il était mis avec la dernière élégance ; la place qu’il avait obtenu par le crédit de madame Jacot était aux appointements de dix mille francs.

— Que vous êtes rêveur ! dit-il à Roger.

— Je cherche tout bonnement à me rendre compte de ce que je fais, dit celui-ci, et j’en suis à, l’a, b, c. Pouvez-vous me dire pourquoi l’administration des mines de l’Est n’est pas à Mulhouse, ou ailleurs, plutôt qu’à Paris ?

Fabien éclata de rire.

— Quoi vous vous imaginez que c’est de l’administration des mines qu’il s’agit ici ? Pas du tout ou si peu que rien. Ceci est une grande maison de jeu, dont les mines sont la raison d’être.

— Une maison de jeu ! répéta Roger.

— Parfaitement. Nous jouons à la bourse, nous trafiquons, nous spéculons. Sur un revenu brut auquel de deux millions que donne l’entreprise, notre directeur a déjà encaissé deux millions pour son propre compte depuis deux ans, sans parler des bénéfices qu’ont faits d’un autre côté, chacun des membres du conseil d’administration. Vous voyez que s’il ne s’agissait que des mines…

Roger eut peur, vis-à-vis de Fabien Rousselle, de passer pour trop naïf ; il s’abstint de toute marque d’étonnement.

— Je vais étudier le monde des affaires, dit-il.

— Et vous serez scandalisé d’avance, je vous le prédis, répliqua Fabien en souriant.

— Sera-ce ma faute ou celle des autres, à votre avis ?

— Eh ! mon cher, il est bien difficile, au temps où nous sommes, de trancher si nettement les questions. D’abord, il y a eu de tout temps des abus, et il y en aura toujours ; l’abus est dans la nature humaine. Puis… il faut vivre !

Ainsi averti, Roger ne chercha plus l’utilité de la chose, — au point de vue général s’entend ; car, au point de vue particulier, elle n’était pas douteuse, — il en étudia le jeu et les ressorts, et l’une des premières découvertes qu’il fit, à son grand étonnement, fut que l’existence même de la société était contraire à la loi, qui défendait les coalitions de patrons comme d’ouvriers, et la réunion des mines en une seule administration. Comment alors se faisait-il que cette énorme illégalité florit et prospérât si à l’aise sous le soleil ou la fumée de Paris, éclaboussant les passants de son insolence ? Il n’osa pas le demander à Fabien Grousselle ; mais il ne tarda pas beaucoup à le deviner, à mesure que passèrent devant lui les noms des administrateurs et gros actionnaires. C’était la fleur de la haute politique. Au reste, l’importance et la valeur des mines étaient telles que les actions avaient monté de cinq cents francs à mille francs. C’était de là que datait la grande fortune de monsieur Trentin du Valion, aussi bien qu’un accroissement de splendeur très-marqué chez les Jacot. Maintenant elles étaient tombées à six cents francs, et oscillaient avec une tendance à la baisse. Que s’était-il passé qui eût pu changer si profondément, en plus et en moins, la valeur d’une chose aussi réelle que celle des gisements houille et de fer ? L’extraction était-elle donc si irrégulière Mais non, c’était toujours à peu près le même rendement de quintaux métriques ; tandis que les dividendes servis aux actionnaires variaient de douze à trente pour cent.

Roger était arrêté sur ce problème, quand il reçut une lettre de son père, qui lui disait ;

« Il vient de me rentrer dix mille francs. J’ai tant besoin de réparer les brèches que m’a faites votre séjour à Paris, que je veux employer cette somme à l’achat d’actions de la société des mines de l’Est, qui donnent un si beau revenu. Une chose me surprend, c’est que les ouvriers n’en sont pas mieux, au contraire ; ils se plaignent que la réunion des compagnies a fait baisser leurs salaires en augmentant leur travail, et aussi de la discipline, qui est devenue de fer, paraît-il, entre les mains de ce drôle d’Adalbert, maintenant sous-directeur, qui fait rapidement son chemin et joue le personnage important. Je ne sais pas, après tout, si ces plaintes sont bien fondées, car c’est surtout par le chevalier, en ceci l’écho de Gabriel, que j’en entends parler ; mais, ce qu’il y a de sûr, c’est que la misère est grande et l’immoralité non moins. Les gens se plaignent de ne rien avoir et boivent tout au cabaret, les femmes et les enfants sont à faire pitié ; il s’est passé dernièrement des choses à faire trembler. Les rues, le soir, sont infestées de drôlesses, et jusqu’à des petites filles : il n’y aura bientôt plus une seule femme honnête à Bruneray, et dans tout le département, dit-on, c’est la même chose. C’est et vraiment cela la pitié qu’on aurait pour ce peuple s’il se conduisait bien. Rien après tout ne les empêcherait d’être honnêtes, s’ils aimaient la vertu. Mais les enfants se pervertissent dans les ateliers ou sont abandonnés dans les rues. C’est honteux ! D’ailleurs tout le monde se plaint : car tout est cher et enchérit sans cesse, y compris le bois et la houille, qui ont monté comme la fonte depuis la réunion des compagnies. C’est le public naturellement qui paye tout cela. Aussi ne serais-je pas fâché de sortir de la masse corvéable et d’entrer dans la situation de ceux qui jouissent du nouvel état de choses. Informe-toi du meilleur moment pour acheter et fais pour le mieux ; cela doit t’être facile puisque tu es à la source.

Roger consulta Fabien Grousselle, qui lui conseilla de ne pas acheter.

— Car les actions tendent à la baisse, dit-il, et ce mouvement, conséquence forcée de la hausse extraordinaire et folle obtenue par divers moyens, ne s’arrêtera peut-être pas au pair, si d’ici là nos directeurs ne trouvent pas des moyens nouveaux de relever le crédit de la société. Pour moi, qui veut spéculer aussi, j’attends : si j’achète, je vous préviendrai.

Cependant le mariage de mademoiselle Marie de La Rive avec monsieur Trentin du Vallon venait d’avoir lieu et des fêtes splendides étaient données à cette occasion. Roger invité, crut devoir assister au premier bal. Quand il entra, vers neuf heures, les salons étaient déjà demi-pleins, et il ne put que saluer madame Jacot, madame Trentin du Vallon n’ayant pas encore paru. Le flot des arrivants était incessant, les salons bientôt regorgèrent. La fortune croissante des Jacot, unie à l’astre nouveau, mais plein d’éclat, de Trentin du Vallon, doublait presque leur influence.

Dans cet entassement, divers mondes se coudoyaient d’une façon étrange : anciens dignitaires de la monarchie bourgeoise d’Orléans, vieux légitimistes mordant aux affaires, jeunes héritiers des grandes familles encanaillés par le plaisir, parvenus de la république, ambitieux de tous les régimes et bonapartistes satisfaits mon-les à l’étiquette diverse, mais profondément réunis par le caractère générique, en une seule classe, celle des jouisseurs. Tous ces gens-là venaient échanger une poignée de main avec monsieur Jacot de La Rive ou monsieur Trentin du Vallon, son gendre, homme de trente-cinq à trente-six ans, de taille moyenne et carrée, pâle, presque blême, aux cheveux noirs, à l’air vulgaire, et dont la boutonnière portait, à côté du ruban rouge, deux ordres d’Espagne et d’Italie, où il s’était occupé de chemins de fer.

Enfin parut la jeune mariée, éblouissante de dentelles