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tester et sortit, irrité, humilié, blessé au vif dans ses sentiments d’indépendance.

— Est-il possible, se disait-il avec rage, qu’on ne puisse, avec du courage et du travail, se suffire à soi-même ? N’est-il pas odieux qu’ayant une force et une valeur, il faille aller, pour obtenir le droit d’employer cette force, mendier la faveur de tel et tel ?

Il passa la journée et la nuit suivante à chercher dans quelle voie il pourrait entrer par lui-même : il ne vit rien. Partout des portes fermées, où, pour être admis, il fallait au préalable gagner l’agrément du concierge et implorer les bonnes grâces du maître de la maison. Point de domaine commun, de concours national autre. que ce que dirigeait le gouvernement, qui s’en était fait, — Roger venait d’apprendre jusqu’à quel point, — une autre propriété particulière. Le monde entier du travail, des activités de toutes sortes, parqué en grands et petits fiefs, gouvernés chacun par un monarque. Aucune carrière où l’on pût entrer la tête haute, sans autre passeport que celui de la capacité voulue. Dans son indignation, Roger songea au doux rêve de Régine : être fermiers ! Mais, pour cela même, il fallait une avance que son père, indigné d’un tel choix, ne lui eût pas concédée… Et puis, toute son éducation l’éloignait de ce travail : c’était enfin un parti extrême, et rien n’était après tout désespéré. Il refoula les révoltes de sa fierté, courba la tête, et se reprit à espérer en monsieur Jacot.

Roger eût voulu accompagner à Bruneray sa mère et sa sœur, au moins pour quelques jours ; il eût eu le bonheur de revoir Régine, et de lui dire et d’entendre. d’elle tant de choses que le papier était toujours insuffisant à porter. Mais madame Cardonnel s’opposa vivement à ce désir ; au lieu de faire la dépense de ce voyage, Roger devait rester à Paris pour ne pas perdre un moment dans la recherche d’une place nouvelle, et stimuler le zèle de ses protecteurs. Elle lui traça toute une liste de personnes à voir, de démarches à faire, et l’accabla de recommandations sévères et solennelles. Plus tard, quand la santé d’Émilie et son courage seraient rétablis, elles reviendraient… On gardait l’appartement. Quant à la petite bonne, enfant de Bruneray, devenue Parisienne et déjà perdue de vices, selon l’expression de madame Cardonnel, elle restait à Paris et allait exercer dans une autre maison ses dispositions précoces à faire danser l’anse du panier.

Resté seul, Roger eut des jours de tristesse mortelle. Il commençait à douter de l’avenir, de celui du moins que son imagination étouffée par l’ambition de ses parents, lui avait peint comme un phare allumé quelque part au sommet des choses ; il se trouvait profondément diminué dans sa foi, dans sa confiance. Entre lui et le monde sur lequel il devait agir il sentait un dissentiment qui devait amener fatalement des malentendus.

— Et cependant, se disait-il, pourquoi ? Le monde est l’œuvre, l’action incessante des hommes, et je ne puis. être si différent des autres ! D’où vient que je me sens si profondément étranger, hostile parfois jusqu’à l’indignation, jusqu’au dégoût, à ses mœurs, à ses façons d’agir ?

Il ne démêlait pas ce problème que tant d’autres se sont posé.

Un jour qu’il s’était rendu tristement chez les Jacot, où il ne sollicitait guère que par sa présence :

— Monsieur, lui dit le grand industriel, j’ai une place à vous offrir dans les bureaux de la société des mines de l’Est, c’est au contentieux, où nous avons besoin de légistes. Les appointements ne sont pas élevés, deux mille quatre cents francs ; mais vous pourriez obtenir plus tard un poste plus important. Je ne demanderai pas mieux que de vous y aider.

Roger remercia et accepta : c’était au moins une pierre d’attente,

— Je vous ai particulièrement recommandé, ajouta monsieur Jacot, à monsieur Trentin du Valon, directeur de la société, que vous avez pu rencontrer ici, et qui va prochainement appartenir à ma famille. Son mariage avec ma fille est décidé.

Roger répondit par une phrase de félicitation banale ; au fond, il était surpris de cette nouvelle, et dans cette surprise il y avait un peu de mortification.

— Elle s’est décidée vite, pensait-il. Et il ne pouvait s’empêcher de soupçonner, plus bas encore, quelque rapport entre cette brusque décision et le récent insuccès qu’il venait de subir.

Comme il marchait pensif sur le boulevard :

— Vous savez la nouvelle ? lui demanda Fabien Grousselle en l’arrêtant ; mademoiselle Marie épouse Trentin du Vallon, un de nos seigneurs financiers, parvenu de la plus belle volée, millionnaire en trois ans et qui a de l’avenir. Des deux parts, c’est un beau mariage.

Et il regarda curieusement Roger, qui n’eut pas de peine à faire bonne contenance.

— Vous n’êtes pas furieux ? ajouta Fabien.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’il me semblait que, si vous aviez été seulement demi-millionnaire ou en passe d’une belle fortune, vous auriez été préféré par mademoiselle Marie. Vous étiez le rêve, Trentin n’est que la réalité.

— Vous vous trompez.

— Après ça, mon cher, si la dot vous échappe, les droits du cœur vous restent. En pareil cas, l’on gagne d’un côté ce qu’on perd de l’autre. Vous êtes désintéressé… Madame Trentin du Vallon sera sous peu une des plus charmantes femmes à la mode, libre de faire le bonheur et d’ailleurs aussi, la fortune d’un galant homme.

— Dites au moins d’un homme galant, dit Roger. Mais vous vous trompez sur mes sentiments pour mademoiselle Marie ; elle m’inspire assez de respect et d’amitié pour que je sois blessé de vous entendre parler ainsi.

— Je n’y ai pas mis de méchanceté, dit Fabien ; vous savez que je suis l’ami de la maison.

Cette réponse faite en souriant par un homme qui était l’amant avoué de la mère, excita les rires de ceux qui les entouraient, et Roger, plus triste que jamais, rentra chez lui, se sentant menacé d’un nouveau danger le ridicule de croire à quelque chose,


XIV

MALANDRINS ET PARTAGEUX.

L’imagination dont Roger était doué eut bien vite reprit ses droits. À peine fut-il installé à son bureau, dans le palais de la société des mines de l’Est, qu’il se dit :

— Pourquoi, en m’appliquant à servir les intérêts dont je suis chargé, n’arriverais-je pas promptement à une place de quatre ou cinq mille francs, qui me permettrait d’épouser Regine ?

Il ne s’en dit officiellement pas davantage, mais vaguement il en pensa beaucoup plus long. Aux mines de l’Est, tous les directeurs et membres du conseil d’administration avaient équipage ; plusieurs employés supérieurs s’étaient enrichis. Il n’était question dans ce lieu que de richesse ; on n’y lisait que gros chiffres, on n’y voyait qu’or. N’était-il pas simple que l’esprit de ses habitants fût conduit à croire la fortune facile ?

Pour le moment, Roger n’entendait rien aux affaires de spéculation ; ayant le scrupule et la honte de son