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— Je ne l’ai donc pas dit, s’écria douloureusement madame Cardonnel, que ce n’était pas un vrai prince ?

— Quoi ?…

Il s’appelle Basiliscos tout simplement, comme qui dirait Basile. Oui, mon cher enfant, et c’est là précisé ment le plus humiliant, c’est le pire de tout, parce que si c’eût été un vrai prince, il n’aurait pas, comme tu dis, été déshonoré pour cela. On aurait dit : C’est une frasque de jeune homme, une légèreté de grand seigneur ; mais, je te le répète, c’est un vulgaire fils de marchand, un voleur pur et simple ! Oh ! vois-tu, je connais la sœur ; elle ne se relèvera jamais de ce coup. Elle aurait supporté un malheur, mais non pas une pareille humiliation.

— Enfin quelles escroqueries a-t-il faites ?

— Chez les principaux joailliers de Paris, des diamants de toute beauté qu’il engageait ensuite : c’est affreux !

— Mais comment ?

— Voici toute l’histoire : Ce… ce misérable était venu à Paris avec les économies de son père, une vingtaine de mille francs, probablement pour un commerce. Il a d’abord essayé quelque chose, je crois ; mais voyant qu’il ne gagnait guère, il s’est établi au Grand-Hotel, s’est fait appeler le prince Ghilika, a fait la connaissance de personnes bien posées, qui l’ont accepté sur son luxe et sur son nom, et s’est introduit par elles dans la société des Agronomes réunis et dans d’autres encore. Nulle part, comme il donnait de l’argent, on ne lui demandait d’autre titre. C’est alors qu’ayant tout dépensé, il alla dans son équipage, avec un ami décoré, prendre des diamants à crédit chez un joaillier, puis chez d’autres. Il engagea ces diamants pour des sommes énormes, soutint son luxe avec cela et donna même des à-comptes aux joailliers. Son effronterie, son aisance, étaient telles qu’on ne soupçonnait rien ; et puis comment soupçonner un filou dans l’ami de monsieur le duc de G…, dans le compagnon du, fils de monsieur le comte de D…, ancien pair de France, et tutti quanti, qui le fêtaient et acceptaient ses, diners ? Est-ce qu’on soupçonne un homme qui se promène au Bois dans un équipage de de vingt mille francs, qui a des habits de chez le premier tailleur et qui donne des fêtes ? Ah ! bien oui ! Lui demander ses papiers ? On n’ose seulement pas le regarder, on se courbe devant lui et on le laisse tromper les familles honnêtes ! Ah ! tiens, vois-tu, Roger, le monde est trop méprisable !

Elle oubliait, la bonne madame Cardonnel, que le monde n’avait fait ni plus ni moins qu’elle. Roger restait abattu, stupéfait encore. Il se rappelait tous les hommes marquants interrogés par lui sur le compte du prince Ghilika, et qui lui avaient à l’envi répondu, d’un air presque étonné de ses questions :

— Oh ! certainement, on ne peut mettre en doute la parfaite honorabilité d’un homme qui donne ici dix mille francs, là des hanaps de verre de Bohême, là un diamant, là de fins diners. Décidément le prince Ghilika est un galant homme !

— Enfin, reprit madame Cardonnel, c’est le principal créancier, le grand joaillier S…, qui a fait tout découvrir. Le prince, — je ne puis m’empêcher de l’appeler ainsi, — lui devait trois cent mille francs ; il a écrit en Moldavie, a fait faire des recherches, et a trouvé ses diamants chez un juif. On allait arrêter Basiliscos ; mais il a eu vent, je ne sais comment, de l’affaire, et il est parti, laissant un déficit de plus d’un million. Mais crois-tu qu’avant de fuir, quand nous ignorions tout encore, il a eu l’audace de venir renouveler ses supplications à Émilie pour qu’elle consentit à un enlèvement ? Et la sœur, ajouta-t-elle en baissant la voix, a eu plus d’un assaut à soutenir pour sa vertu, elle me l’a avoué depuis. Imprudente ! Moi qui les laissais seuls ensemble !… Penser que mon Émilie, cette reine de fierté, a pu si longtemps être associée à ce misérable comme sa fiancée !… Et rentrer à Bruneray avec cette honte, quand nous avions déjà triomphé partout de ce mariage ! Oh ! non, vois-tu, Roger, c’est à ne s’en relever jamais !

Elle sanglottait, et Roger lui-même accablé ne savait comment la consoler.

À ce moment, on sonna. C’était un lettre pour Émilie, Madame Cardonnel et Roger se rendirent près d’elle.

— Je ne reconnais pas cette écriture, disait madame Cardonnel en regardant l’enveloppe. Émilie l’ouvrit, son visage se couvrit de pâleur, et bientôt elle jeta la lettre loin d’elle en s’affaissant sur les coussins. Roger ramassa la feuille ouverte et, à la prière de sa mère, il lut tout haut :

« Chère et belle Émilie,

» Tout est découvert. Je n’ai plus rien à vous avouer ; mais je ne puis résister au besoin de justifier à vos yeux un malheureux qui ne mérite pas les souillures dont l’opinion publique, parce qu’il n’a pas réussi, l’accable. Vous m’aimiez, Émilie ; si votre cœur est aussi grand que votre fierté, ce n’est pas pour un changement de nom que vous aurez perdu toute estime et toute compassion pour moi. Basiliscos ou Ghilika, il s’agit du, même homme, de cet homme que vous aimiez, j’en suis certain, non pour un titre, mais pour lui-même, de celui qui tant de fois à vos pieds en reçut l’aveu si doux. Vous ne refuserez pas de m’entendre, et peut-être alors serai-je en partie justifié.

» Je suis intelligent et hardi. Il m’a suffi de voir le monde peu de temps pour reconnaître que ses couronnes et ses biens n’étaient que pour ceux qui savaient s’en emparer, et non pour les naïfs qui les attendent. J’ai vu que par les voies ordinaires je ne pourrais que vivoter, et je voulais vivre. Il n’y avait pour cela que. deux moyens : éblouir ou trahir, s’imposer comme un égal à cette élite de puissants, nés ou parvenus, qui tient le monde dans ses mains ; ou se faire leur courtisan et valet, leur exécuteur de basses œuvres. La fierté de mon caractère m’a fait choisir le premier.

» Pour cela un capital énorme était nécessaire. Qui n’a rien ne peut prétendre à rien ; on ne prête qu’aux riches. Ce dicton est vrai de toute rigueur. Je me suis donc fait riche pour pouvoir emprunter. J’ai emprunté sur parole, comme font tant d’autres jeunes gens qu’une presse odieuse se garderait bien de salir du nom de voleurs, parce qu’ils sont, eux, de grands seigneurs authentiques. Je n’ai point volé les diamants, ils sont en gage.

» Je n’ai jamais nié ma dette ; je la reconnais et la payerai, je l’espère. Encore un peu de temps et, largement intéressé dans une affaire financière, moins honnête peut-être que celle qu’on me reproche, et dont messieurs Jacot de La Rive, Trentin du Vallon, le duc G…, le marquis de S…, et d’autres coryphées du grand monde, sont les organisateurs, je devenais millionnaire ; j’allégeais ma situation. Avec un premier million, j’en gagnais cinq ou dix ; c’est infaillible. Et alors, Émilie, j’achetais ce titre de prince qu’on m’a tant de fois reproché d’avoir pris d’avance, et qui n’est pour tout homme un peu philosophe qu’une poudre aux yeux à l’usage des sots.

» Alors, Émilie, j’étais votre époux, je vous faisais souveraine de ce monde bas et ladre, qui n’est grand que par l’oripeau, qui se prostitue devant toute force. Nous avions la royauté dans sa vérité, dans sa splendeur : celle de l’intelligence, de la beauté, de l’amour, et nous l’avions, grâce à la richesse, sans laquelle aucune supériorité ne compte. Ne vous flattez pas, Émilie, de régner sans elle ; hors de ses serres-chaudes, aucune fleur ne peut s’épanouir. Trop fière pour recourir à l’intrigue, vous resterez l’objet d’une admiration stérile. Il n’y a que moi peut-être qui, comprenant votre valeur, pouvais me faire un bonheur de vous enrichir. Ce rêve est-il à jamais perdu ?…