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— Bah ! laissez donc, tout ceci n’est rien. Quels sont les fonds que vous avez en caisse ?

— Neuf mille francs pour les hospices, quelques centaines de francs pour les écoles, et….

— Eh bien ! attribuez cela sur les hospices ; faites un virement.

— Ah ! monsieur le préfet, je voudrais bien vous être agréable ; mais réellement…

— Faites ce que je vous dis, j’en prends la responsabilité. Bah ! l’on n’y fera peut-être pas attention. En tout cas, je me charge de faire entendre raison au conseil. Son travail achevé, Roger chercha le préfet pour lui annoncer son départ. Il le rencontra, au seuil des jardins, aux prises avec un solliciteur et s’arrêta pour attendre. Quelques mots lui apprirent vite ce dont il était question. C’était un homme qui avait fraudé l’octroi et voulait échapper aux conséquences du procès-verbal.

— Es-tu fou, malheureux ? disait le préfet, qui volontiers, comme les seigneurs d’autrefois, tutoyait les gens du peuple ; tu viens me demander de te protéger contre la loi !

— Eh ! monsieur, vous êtes si bon ! C’est ma sœur qui m’a conseillé de venir vous trouver, parce qu’elle dit comme ça que vous êtes le plus aimable homme de toute la terre.

— Tu as une sœur ?

— Oui bien, monsieur, et une jolie fille, allez !

— Tu as une sœur, imbécile, et c’est avec la vilaine figure barbue que tu viens me demander une grâce ? Envoie-moi ta sœur demain matin et nous verrons.

L’homme partit, Roger pria monsieur Juin de la Prée de lui accorder quelques instants ; ils s’avancèrent ensemble dans le jardin, et Roger dit simplement et froidement qu’ayant reconnu qu’il ne pouvait faire un bon administrateur, il préférait tenter une autre carrière. Monsieur Juin de la Prée parut fort contrarié.

— Je vous croyais plus raisonnable, dit-il vivement. Depuis quelque temps, vous vous taisiez et je vous croyais en train de vous convertir aux saines idées. Eh bien ! monsieur Cardonnel, j’en suis fâché pour vous et pour moi. Votre vie sera manquée, je le crains. On ne parvient pas avec des scrupules ; d’un autre côté… — sa voix prit un accent d’émotion, j’avais confiance en vous malgré tout et j’aimais votre franchise. Il n’eût tenu qu’à vous que nous eussions été amis. Vous êtes puritain, car vous avez beau ne pas me dire vos motifs, je les devine. Tant pis ! Vous ne connaissez pas le monde ; vous ne voulez pas tromper les hommes, vous en serez dupe. Il n’y a que ces deux choses-là.

— S’il en était ainsi, monsieur, dit Roger, il me faudrait bien accepter le rôle humble que m’a tracé la nature ; mais permettez-moi de croire qu’il en peut être. autrement. Il ne manque pas aujourd’hui d’honnêtes gens qui, sans vouloir nuire à personne, sont bien décidés à revendiquer leurs droits.

— À revendiquer pour eux-mêmes, je vous l’accorde ; mais sans nuire à personne, c’est ici que vous vous trompez : ça leur est parfaitement égal. La Révolution n’a pas eu d’autre effet que de mettre des manants à la place des grands seigneurs, de vulgariser la race des gouvernants, de faire de la compétition une cohue et de la rendre par là plus effrénée. L’égalité entre les hommes étant une chimère après tout, l’ordre ancien qui restreignait les honneurs et les onctions dans certaines castes valait mieux ; c’est ce que nous sommes forcés de reconnaître quand nous y réfléchissons, bien que nous ne puissions pas regretter un régime qui nous offre plus de charmes, à nous, fils de races roturières ou parlementaires. Aujourd’hui la vie est un combat, une mêlée, une concurrence enragée ; rien de sûr. Ma foi ! cela vous rend plus hardi, plus âpre ; on va quelquefois un peu rondement, je ne dis pas, mais tout le monde en fait autant, que voulez-vous ? Savez-vous que lorsqu’un ministre, ou l’empereur, ou monsieur de Morny veulent enrichir un particulier, ils l’envoient dans les arsenaux de l’État prendre livraison à dix francs pièce d’armes qui ont coûté quatre-vingts ou cent francs ? On a donné pour quinze millions l’entreprise d’un navire de guerre qui n’a pas pu tenir la mer et qu’on démolit en ce moment. On a fait dans les ministères des virements autrement considérables que celui qui, je l’ai bien vu, vous a scandalisé tout à l’heure. Notre bien-aimé souverain place tous les jours en Angleterre des fonds qui ne sont pas nés dans ses coffres, et des objets d’art pris dans les musées de la France. Il y a des ministres qui fondent l’argenterie de leur ministère et la remplacent par du ruolz. Tout cela vaut encore mieux que d’acheter à vil prix des créances véreuses et d’envoyer une armée française au Mexique pour les recouvrer. Oui, je ne dis pas que nous n’ayions les dents un peu longues ; mais les gouvernements ont toujours été comme cela, mon cher monsieur, et ce sont les sottes idées d’aujourd’hui qui font qu’on s’en offusque. Après tout, songez-y, n’est-il pas accepté que les gouvernants doivent briller et jouir ? C’est de consentement public, cela, puisqu’on leur sert des appointements exceptionnellement larges. Eh bien ! un peu plus un peu moins, faut-il chicaner pour cela ? Oui ou non, avons-nous droit de mener grande vie parce que nous sommes lions ? Sinon, que ne nous paye-t-on une simple journée d’ouvrier ? Si oui, ne regardez pas tant à vos deniers, puisque notre éclat fait partie de votre orgueil. Oh ! ce temps-ci est bête et misérable, il ne sait ce qu’il veut. Il lui faut des princes, des chefs, et il leur demande du désintéressement, de la probité, de la simplicité, des vertus populaires ! Est-ce absurde ? Si les grenouilles veulent un roi, qu’elles se résignent à êtres mangées. Puisqu’on veut un empire, qu’on le paye, que diable !

— Vous avez raison, monsieur, dit Roger ; aussi je suis devenu républicain.

— Hélas ! tant pis pour vous, reprit le préfet ; les républicains mènent une vie dure en ce temps-ci, encore… Je vous en dirais bien long sur ce parti, si vous vouliez m’en croire ; mais ce que je vous dirai pourtant, c’est que, tel que vous êtes, vous ne réussirez pas là plus qu’ailleurs.

— Quand il s’agit de croyances, réussir n’est pas la question.

— Ah ! preux de la vieille chevalerie, s’écria monsieur de la Prée, en regardant le jeune homme avec une sympathie mêlée de tristesse, prenez garde, soit de passer, comme Barbès, toute votre vie en prison, soit de mourir désolé et calomnié par les vôtres mêmes ! Enfin, dit-il tout à coup en changeant de ton, je sens que je ne puis vous retenir ; partez donc, monsieur Cardonnel, et si vous avez besoin de moi et qu’il ne vous déplaise pas d’y avoir recours…

Roger prit congé de cet homme avec un sentiment mêlé d’attrait et de répulsion. Il se sentit déchargé en quittant les murs de la préfecture ; mais, d’un autre côté, il retournait à Paris aussi dépourvu de tout avenir qu’auparavant, et toujours à l’entrée du chemin qu’il avait si hâte de parcourir.


XIII

MÉTAMORPHOSE.

Dans ce voyage de retour, pour conjurer ses tristes pensées, Roger toutefois emportait un charme avec lui. C’était une lettre de Régine, reçue la veille de son départ.

Il relisait ce passage :