Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/268

Cette page n’a pas encore été corrigée

les règles de l’administration. Chacun se dévore à huis clos, soit ; mais qu’on reste ensemble. Eh bien ! on lui passe tout. Savez-vous pourquoi ? Parce que c’est un homme qui adore les femmes, ce qui fait qu’elles en raffolent. Jeunes, vieilles, bégueules ou autres, elles l’intéressent toutes ; il a toujours quelque chose d’aimable à leur dire, et ce qu’il dit, il en pense toujours un peu. Les plus honnêtes d’ici feraient une révolution pour conserver leur préfet. Avec ça, il n’est plus jeune du tout ; mais, ma foi ! il est si vif et si galant, qu’on le trouve plus charmant que bien des jeunes gens trop flegmatiques.

— Madame, dit Roger, croyez-vous à l’amour ?

— Lequel ? demanda-t-elle en riant.

Celui qui tient à garder… au milieu des plus grands dangers… la foi jurée.

— Décidément, dit madame Juliette avec un nouvel éclat de rire, vous êtes le merle blanc ! Mais où prenez-vous qu’il y ait danger ? Moi aussi, je garde la foi jurée ; seulement, pendant que mon préfet, là-bas, fait la cour à deux ou trois dames, je cause avec un jeune secrétaire, qui pour être timide, n’en est peut-être pas moins présomptueux. Brrr ! il fait froid ; remettez-moi donc mon châle sur les épaules.

Elle le retint une heure encore, s’appuyant sur son bras, ingénieuse en coquetteries ; puis, le ramenant enfin vers la maison, à l’heure où monsieur Juin devait arriver :

— Promettez-moi, lui dit-elle, que si nous nous rencontrons à Paris quelques jours plus tard, vous me direz la vérité pure…

— Sur quoi, madame ?

— Sur la foi jurée.

— Il faut bien vous le promettre, puisqu’on ne peut rien vous refuser.

Elle le menaça du doigt en riant et remonta dans sa chambre.

À dater de cette soirée, Roger s’attacha à éviter des tête-à-tête que madame Juliette, au contraire, cherchait avec ardeur. Le préfet sut gré à son jeune secrétaire de cette réserve ; mais madame de La Vaude, ou plutôt l’actrice du Vaudeville, comme elle l’avait elle-même, sans y penser peut-être, dit à Roger, finit, pour cette raison ou pour toute autre, par trouver la préfecture ennuyeuse et par la quitter au bout de deux semaines.

Au sujet de son propre départ, le jeune Cardonnel s’était fixé à lui-même un mois d’épreuve, et le terme approchait ; il sentait de plus en plus, malgré l’appréhension du chagrin et de la déception qu’il allait causer à sa famille, qu’il lui était impossible de prolonger cette situation.

L’élection avait eu lieu, accompagnée de tripotages qui soulevaient le cœur de Roger. Ils avaient eu leur récompense, et monsieur Gérard avait gagné la croix ; le candidat impérial avait la majorité. Toutefois, on avait eu de la peine ; l’opposition se réveillait dans le département. La préfecture était dans tout l’enivrement de la victoire, quand un commissaire de police, débarquant de l’express, se présenta. Il venait signaler un cas fort grave : dans la commune de C…, commune de douze cents électeurs, où dominaient les mauvaises doctrines, le scrutin, par une maladresse fâcheuse due à trop de zèle de la part du bureau, — tout installé quand les électeurs avaient pénétré dans la salle, irrégularité déjà hautement remarquée par les esprits inquiets de l’endroit, — le scrutin donc avait proclamé quatorze cents votes acquis presque en totalité au candidat impérial. Voyant cela, huit cents électeurs s’étaient transportés près d’un notaire et lui avaient fait dresser un acte par lequel ils déclaraient tous avoir voté pour le candidat de l’opposition, et demandaient l’explication de l’énigme. C’était un scandale affreux, et le commissaire, consterné, venait demander au préfet ce qu’il fallait faire.

Le sang-froid et la lucidité de monsieur Juin de la Prée brillèrent en cette circonstance. Quand le commissaire eut achevé son récit :

— Vous n’avez fait aucune arrestation ? lui demanda-t-il.

— Mais, monsieur le préfet… comment… le bureau ?…

— Le bureau ! s’écria le préfet. Mais vous êtes donc, monsieur, dépourvu de tout sens gouvernemental ? Je parle, il va sans dire de nos adversaires.

— En vérité, monsieur le préfet, cela ne m’est pas même venu à la pensée… Nous sommes déjà assez compromis, à ce qu’il me semble…

— C’est pour cela, monsieur, qu’il fallait faire des arrestations. Il doit y avoir eu quelques prétextes, cherchez bien.

— Il est vrai que la boîte a été bousculée, mais, dans l’indignation….

— La boîte bousculée !… Et vous n’en disiez pas un mot ?… vous n’avez pas arrêté les coupables sur-le-champ ?… Vous n’êtes pas, monsieur, à la hauteur de vos fonctions. Quoi ! l’urne insultée ! Cette urne sacrée, qui représente la majesté populaire et ses inviolables décrets !… Nous sommes ici, messieurs, pour faire respecter la souveraineté du peuple, et nous ne souffrirons jamais que des audacieux contempteurs de l’ordre et des lois se permettent d’y porter une main sacrilège !… Retournez en hâte dans votre ville, monsieur, et procédez sur-le-champ aux arrestations nécessaires. Ceux qui ont touché à l’arche sainte de notre constitution doivent être punis. Et voici la solution de cette affaire, ajouta-t-il en changeant de ton subitement, et en souriant dans sa supériorité d’homme d’État.

Tous l’admirèrent, car ceci se passait en présence de plusieurs chefs de bureau et employés ; tous, excepté peut-être le chef de la comptabilité, qui, à l’exception d’un léger sourire, garda l’air renfrogné qu’il avait depuis son apparition dans le cabinet. Il resta le dernier, et tandis que Roger copiait dans un coin diverses pièces.

— Monsieur le préfet, dit le chef assez brusquement, voilà pourtant une chose que je ne puis faire.

— Qu’est-ce, monsieur ?

— Cette note de quatre mille sept cent vingt-neuf francs, prix des réparations et enjolivements faits à la préfecture dans les appartements de… cette parente de monsieur le préfet. C’est une dépense qui n’a pas été autorisée par le conseil général.

— Au diable le conseil général dit le préfet en haussant les épaules ; il veut mettre le nez partout. Des gens qui ne comprennent rien !…

— Monsieur le préfet, je ne suis pas responsable et je ne puis pas payer ; il n’y a pas de fonds pour cela.

— Ah ça ! mon cher, croyez-vous que je vais me ruiner à embellir les monuments de l’État, moi ? Ça regarde le département.

— Vous savez aussi bien que moi, monsieur le préfet, que le département ne veut payer que les dépenses qu’il ordonne, et que celles-ci… n’étaient peut-être pas nécessaires.

Le préfet haussa les épaules de nouveau.

— Allons donc ! ne faites pas ainsi de la mise en scène. Le département n’est pas si méchant que ça ; il paye très-bien et peut payer plus encore. Écoutez, je veux bien transiger, car je n’aime pas les disputes. Mettez cela sur un autre exercice.

— Je n’en ai pas le droit. Ce sont là des choses…

— Vous l’avez fait d’autres fois. Est-ce que vous voulez que nous nous brouillions cette année, mon cher monsieur Pansard ? Est-ce que vous n’avez pas à me recommander votre fils ? Voyons, il faut s’entr’aider les uns les autres, et, quand votre supérieur a besoin de vous, il ne faut pas abuser de votre position.

— Je voudrais que monsieur le préfet n’abusât pas de la sienne, dit le chef de bureau, ému et perplexe.