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Monsieur Juin, toujours plein d’attention pour son jeune secrétaire, le présenta dans les maisons où il allait lui-même. Dans ces maisons, les premières de la ville, aucun homme n’était plus aimable et plus aimé que monsieur le préfet. On le recevait avec un empressement plus vrai que cérémonieux. Les femmes l’entouraient et l’admiraient ; on l’écoutaient, et réellement nul esprit n’était plus charmant. Il donnait à son effroyable scepticisme moral les grâces de l’indulgence et les charmes de la tendresse, et Roger lui-même ne pouvait pas échapper à la séduction des paroles et des manières de cet homme, quelque répulsion qu’il éprouvât pour ses actes.

Un jour ils achevaient de déjeuner, quand on apporta une dépêche à monsieur Juin de la Prée. Il en parut à la fois fort ému et fort embarrassé, et après un instant de réflexion :

— Il faut que je parte sur l’heure, dit-il à Roger, sans même avoir le temps de dépouiller ma correspondance ; ayez la bonté de faire pour le mieux, et de remettre à demain ce qui pourra vous embarrasser. Je ne prévois rien d’important. Il faut d’ailleurs que vous appreniez à me remplacer, vous ferez vos premières armes.

Il se fit aussitôt conduire au chemin de fer en disant aux domestiques de la préfecture que monsieur Cardonnel répondrait pour lui en son absence.

Roger fit sa besogne ordinaire avec la même répugnance, dina seul, et allait sortir quand on introduisit près de lui un jeune homme porteur d’une botte. Ce personnage avait des allures mystérieuses ; il salua obséquieusement et ouvrit sa boîte et d’une voix contenue :

— Je viens, monsieur, de la part de mon beau-père vous montrer un spécimen de notre opération. C’est admirablement réussi, et le plus avancé y serait trompé. Voyez : voici une des vieilles pièces d’argenterie et voici le ruolz. Qu’en dites-vous ? La seule différence est à l’avantage de notre travail ; il est plus brillant et solide, je vous en réponds ! Cela peut durer vingt ans et plus sans altération, au moins pour les pièces qui ne servent pas journellement, et, d’ici à vingt ans, monsieur le préfet aura le temps…

Roger regardait et écoutait comme un homme qui a peine à comprendre.

— Je ne suis pas le préfet, dit-il enfin, et je ne sais ce que c’est que cette affaire. Monsieur le préfet sera ici demain ; vous pourrez revenir.

— Vous n’êtes pas le préfet ? murmura l’orfèvre confus, mais alors… il ne faudra pas parler de cela, monsieur.

— J’en serais fort embarrassé, monsieur ; je ne sais ce que c’est et je ne m’occupe pas ici des choses du ménage.

L’orfèvre le regarda d’an ceil équivoque et partit, espérant ne pas avoir été compris.

— Brrr ! fit Roger, en frémissant des pieds à la tête après le départ de cet homme, je suis décidément dans une caverne de bandits !

Le préfet arriva le lendemain, ramenant avec lui sa parente, une Parisienne de la plus haute élégance et des plus… maniérées. Elle fut installée dans les appartements préparées pour la recevoir, et dont l’architecte avait fait un nid de satin et de dentelles, sans compter les aménagements nouveaux pratiqués à grand renfort de percées et de cloisons.

Madame Juliette de La Vaude — c’est le nom que portait la dame, — prit le lendemain possession entière de la préfecture. Elle partageait les repas du préfet et de Roger, et tout d’abord il ne fut pas difficile au jeune homme de voir que sa onne mine était appréciée. Madame Juliette daigna faire grande attention à lui et lui décocha même quelques regards langoureux. Il n’était pas difficile non plus de voir que le préfet était fort amoureux de sa parente.

— C’est une des plus jolies femmes de Paris, avait-il dit à Roger.

Roger l’eût trouvée plus belle, si elle eût été moins maquillée et plus aimable, si elle n’eût eu par moments l’accent vulgaire et le mot grossier. Au bout de deux jours, il se demandait quelle pouvait bien être la compagnie que fréquentait madame de La Vaude, qui nommait les hommes de sa connaissance par leur nom, sans dire a monsieur » quelquefois par le petit nom, et parlait sans détour des amants de ses bonnes amies. Un soir que le préfet, à son grand regret, dut accepter un diner en ville, Roger et madame Juliette dinèrent seuls ensemble. La jeune femme était déscendue pimpante et coquette, et ses yeux brillaient d’un éclat nouveau. Elle voulut faire la maîtresse de maison et servir Roger, l’accablant de prévenances et de pétits soins, et lui adressant à tout propos des compliments, dont le jeune homme avait assez de peine à n’être pas ému.

— Quoi ! vingt-cinq ans ! Je vous en aurais donné vingt-deux ou vingt-trois à peine. Vingt-cinq ans ! et vous n’êtes que secrétaire ! Voilà comme on traité en ce monde les hommes supérieurs. Je connais des bonshommes de plâtre et de pain d’épice qui sont à vingt ans secrétaire d’ambassade ; à ving-cinq ans déjà dans les grandes positions. Vous manquez peut-être de protecteurs, car cela est tout. Mais savez-vous que j’ai fait un sénateur, moi ? J’ai de hautes connaissances, monsieur Cardonnel, et il paraît qu’on ne peut rien me refuser.

Elle disait cela en jetant dans les yeux du jeune homme ses plus doux regards, et penchant vers lui sa jolie tête d’un air d’abandon naïf :.

— Le croyez-vous ?

— Ce n’est que trop facile à croire, madame, répondit-il en baissant les yeux et en rougissant.

— Eh bien, alors, je veux vous demander une chose, c’est de vous laisser protéger par moi.

— En ai-je le droit, madame ?

— Oh ! comme vous y allez !… Eh bien, et le patron ? Roger ne savait pas vraiment être allé si vite et n’en avait pas eu l’intention. Il fut épouvanté de la méprise et s’excusa gauchement.

— Vous êtes un véritable enfant, s’écria madame Juliette en riant. Bon Dieu ! quelle timidité ! À cette heure, on vous donnerait seize ans. Quoi ? vous avez encore peur des femmes ? Avez-vous pour des revenants ?

— Je ne pense pas.

— Donnez-moi le bras pour une promenade au jardin. Moi, j’ai peur de l’ombre !

Roger eût préféré sortir seul ; mais il obéit. Quand ils furent dans les allées, — et, malgré sa peur de l’ombre, madame Juliette prit les plus obscures, tant la présence de Roger la rassurait, elle lui renouvela sa question d’un ton languissant :

— Voulez-vous que je vous protége ?

Roger s’était aguerri devant la persistance du danger.

— Je vous remercie, madame, répondit-il résolument. Je veux tâcher de parvenir par moi-même.

Cette réponse jeta madame Juliette dans un accès d’hilarité.

Madame Juliette reprit alors on s’adressant à Roger :

— Vous êtes le jeune homme le plus extraordinaire que j’aie jamais vu ! Mais d’où venez-vous, bon Dieu ? Pourquoi n’avez-vous pas dit que vous vouliez arriver par votre mérite seul ? C’eût été plus cliché. Eh bien ! mon pauvre enfant, vous n’arriverez pas du tout, je vous le prédis. D’abord, vous n’êtes pas galant vis-à-vis des femmes ? C’est un grand moyen. Voyez Juin : c’est par là qu’il est devenu préfet ; c’est mademoiselle Abigail, celle qui m’a précédée au Vaudeville, qui l’a lancé dans la compagnie du prince N… Quand on a soupé plusieurs fois ensemble à la Maison-d’Or, on n’a plus rien à se refuser, et c’est comme cela que Juin est devenu administrateur de la France. Toujours un peu flonflon, et pas solennel comme d’autres ; avec cela très-hardi. Sa séparation d’avec sa femme, ça n’est pas dans