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tionnée d’un côté par l’impassibilité des masses, que ces choses, dans leur ignorance, ne peuvent toucher, de l’autre par la peur du sabre, ultima ratio de la génération d’Attila à celle de Voltaire. Il vit la littérature et la philosophie d’un siècle de rénovation intellectuelle et morale, qui, au drapeau du droit divin, a substitué celui du droit humain, servir au fourbissage des casseroles impériales et préfectorales ; il vit décorer des chenapans et jeter des honnêtes gens sur le pavé ; il vit la loi violée comme en un jour de saccage, et la France traitée en pays conquis. Et le jour où n’en pouvant plus voir davantage, il s’apprêtait à donner sa démission, il reçut l’une dans l’autre ces deux lettres de son père et de sa mère.

« … Après la cruelle impression que j’ai reçue, mon cher Roger, de ta retraite d’une place qui nous avait coûté tant de soins, et nous faisait concevoir tant d’espérances, la nouvelle que me donne ta mère de ta nouvelle position, encore plus avantageuse que t’a procurée le prince Ghilika, m’a rendu l’espoir et la vie. J’espère que cette fois tu sauras maîtriser les vivacités de la jeune tête, et t’appliquer au travail sérieux d’un homme qui veut parvenir. J’ai travaillé pour toi depuis vingt-cinq ans, et je serai heureux de tous les sacrifices que tu m’as coûtés, si je puis te voir à ton tour commencer ton travail d’homme et remplir ton devoir vis-à-vis des tiens, Songe, mon enfant, que la vie n’est pas une fantaisie, mais une tâche sévère, qui n’est sans doute pas façonnée au gré de tous nos désirs, mais que nous devons accepter telle qu’elle est, puisqu’il n’est pas en notre pouvoir de la réformer. Remplis simplement les fonctions qui te sont confiées, quand même tu n’en pénétrerais pas du premier coup les raisons et l’utilité. Ne raisonne pas trop vite : c’est toujours le tort des jeunes gens, quand ils devraient songer pourtant qu’il y a chance que tout le monde soit plus raisonnable qu’eux, et qu’il y a sûrement de bonnes raisons pour que les choses soient ce qu’elles sont. J’espère que monsieur Juin de la Prée tiendra la promesse qu’il a faite au prince, et que j’aurais le bonheur de te voir dans un an sur l’échelle du pouvoir administratif. Je sais que tu avais un brin d’opposition dans l’esprit, mais il faut oublier cela ; beaucoup de mauvaise têtes critiquent ce gouvernement, et, j’en conviens, aussi quelques gens de mérite ; il y a bien quelques reproches à faire à son origine ; mais il n’en est pas moins servi par tout ce qu’il y a d’hommes considérables et bien posés dans la nation, et obéi par tout le monde ; il n’y a donc pas de déshonneur à en faire autant. Enfin je l’avoue que toutes mes ressources me sont en ce moment nécessaires pour maintenir à Paris ta mère et ta sœur, qui y font une dépense du diable. Il paraît qu’il n’y a pas moyen de faire autrement. Mais, quand Émilie sera mariée (quel beau mariage ! mon fils, j’en suis trop heureux !), eh bien ! ma foi ! il sera temps ; car mes économies n’allaient pas au bout du monde. Tâche d’ici là de faire le mort, puisque tu as des appointements qui, avec la table et le logement, doivent amplement te suffire. Après je serai à ta disposition ; mais j’espère que tu n’en auras pas besoin.

» Ton père qui t’embrasse,
» Timoléon Cardonnel.

« Mon cher enfant, disait madame Cardonnel, le chagrin de ton absence est compensé pour nous par la pensée de la belle position que tu occupes. Nous voici dans les grandeurs jusqu’au cou ; je ne me sens pas de joie, Toujours j’avais eu le pressentiment de cette grande fortune, depuis le jour où, après avoir tant désiré d’avoir des enfants exceptionnels en intelligence et en beauté, j’ai reconnu que le ciel m’avait exaucée. Le prince, mon cher fils, a enfin parlé à ta sœur ; j’avais eu soin de les laisser seuls ensemble. Il s’est mis aux genoux d’Émilie et lui a dit que ses vœux les plus chers étaient d’être son époux ; mais qu’il avait à compter avec l’ambition de sa famille, qui voulait le marier avec une princesse du pays. Il avait écrit à son père et faisait faire là-bas des démarches actives pour obtenir son consentement. Il a même proposé à la sœur (elle m’a dit cela en grande confidence, n’aie pas l’air de le savoir) un enlèvement qui, dit-il, vaincrait tous les scrupules et toutes les résistances de sa famille, parce que, paraît-il, un Moldave n’a que sa parole et que c’est là-bas une chose sacrée. Mais ta sœur a repoussé avec indignation cette proposition. Pourtant, il n’y avait que ce moyen, en les accompagnant moi-même… Je sens toutefois combien c’est grave, et je crois d’ailleurs que ton père ne pourra jamais s’y décider. Combien durera la résistance de cet abominable vieux prince ? Nous faisons ici une dépense d’enfer. Le prince est si magnifique… Il a offert des diamants à ta sœur ; mais elle les a noblement refusés. Ils ne peuvent être que la parure de la princesse Ghilika, a-t-elle dit. Mon fils, il y a des duchesses qui nous en vient ! Avec cela nous manquons d’argent, et je te supplie d’être économe : ton père est aux abois… Garde bien la place que tu as. Mais je ne puis croire qu’il soit même utile de te dire cela. Tu n’es pas une mauvaise tête, et ce n’est qu’à des scrupules exagérés qu’il faut attribuer la fugue que tu as faite. Beaucoup de gens me complimentent sur la situation. C’est un marche-pied pour arriver à tout, et tu sais que tous les honneurs et les agréments de ce monde sont pour les gens en place.

» Ta tendre et heureuse mère,
» Almédorine Cardonnel. »

Roger se prit la tête à deux mains avec désespoir.

— Ils me rendront fou, dit-il ; que faire ? Mon sentiment n’est pas douteux ; mais ai-je le droit de me donner raison contre tout le monde ? et même est-il possible, est-il probable, que, plus que tout le monde, je puisse avoir raison ? La France, l’Europe, l’humanité, sont aux pieds des gens que je méprise ; ils trônent sur les estrades, ils dominent dans les conseils ; on se courbe sur leur passage. Ils ont à leurs pieds les acclamations de la foule, les éloges des savants, l’hommage de tout ce qui compte ; car peu de leurs ennemis ont le pouvoir de compter. La littérature, au moins en grande partie, les couronnes, de concert avec la religion… Oui ! Eh bien ! ou je suis halluciné, et il ne fait pas jour à midi, où ces gens-là commettent des infamies.

Serait-il vrai, comme l’affirme le préfet, que la politique exige cela, et que le maintien du privilège est nécessaire au salut de la société ?… Au moins, en ce qui me regarde, une chose est certaine : c’est que je ne suis pas né pour ces pratiques, elles m’écurent. Dois-je m’en accuser ? M’efforcer de les trouver bonnes ?… Mais, au nom de la réalité même, toutes les fois que je verrai quelque part de la franchise en quoi que ce soit, je pourrai considérer la chose comme digne d’attention, de respect même… Mais là où je rencontre la fourberie, où je vois la conscience, la foi, l’intérêt d’autrui livrés comme marchandise dans l’ombre, il faut que j’abjure tout mon être, que je devienne fou ou que je dise : Ceci est le mal ?

Mais alors il revoyait et entendait monsieur la Prée lui dire de son ton railleur et léger :

— Vous voulez parvenir, vous aspirez aux honneurs et à la richesse, et vous parlez d’égalité ! Pourquoi ne vous êtes-vous pas fait maçon ?

Cet argument semblait à Roger formidable. Il ne voulait pas plus être maçon qu’il ne voulait être coquin ; mais il désirait être privilégié, c’était une inconséquence que de repousser le privilége. Il essayait alors d’établir les choses du plus au moins et entrait dans une foule de considérations où il sentait fléchir sa bonne sous l’égoïsme. Il se noyait enfin dans les tristesses et les incertitudes où vivent tous ceux de notre temps qui rejettent les corruptions du vieux système sans savoir par quelle organisation le remplacer.