Le préfet paraissait d’ailleurs préoccupé d’une autre lettre qu’il avait reçue dans la matinée, dont le parfum emplissait encore le cabinet. Ayant fait appeler l’architecte de la préfecture :
— Monsieur, lui dit-il, j’attends sous huit jours une femme de mes parents, élégante et charmante, du goût le plus fin ; je voudrais la bien recevoir, et franchement nos appartements sont affreux et tout à fait indignes d’elle. Il faudrait nous créer là, rapidement, un joli boudoir parisien. Vous êtes un homme de goût ; je me fie à vous ; voyez donc cela. J’irai vous rejoindre tout à l’heure. Nous allons jeter un coup d’œil sur vos rapports ; monsieur Cardonnel.
L’architecte sortit, et Roger présenta ses rapports, sur lesquels le préfet fronça bientôt le sourcil.
— Mais je ne reconnais pas là votre facilité ; monsieur, dit-il à Roger ; c’est d’une sécheresse à faire peur, cela manque de conviction.
— C’est vrai, monsieur, je n’en avais pas, dit Roger.
— On en a quand on veut, mon cher monsieur, quelle folie ! Voyons, seriez-vous puritain ? C’est fort mal porté.
— Je vous avoue, monsieur, que j’ai le ridicule de ne savoir dire que ce que je pense.
Monsieur Juin fit entendre un sifflement moqueur et haussa les épaules.
— Seule ! allons donc ! C’est singulier. Un homme de votre mérite ne peut pas vouloir bêler avec le troupeau. Quoi ! vous pouvez trouver mauvais qu’on réclame un soulagement pour une famille tombée de la richesse dans l’infortune ? Mais c’est de la cruauté, cela ! Six mille francs, songez-y, pour des gens habitués au luxe, c’est la misère.
— Ce sont de telles gens, monsieur, qui peuvent faire des économies ; j’ai songé à ceux auxquels l’on n’accorde rien.
— Jeune homme, il faut que le socialisme vous ait ôté le jugement.
— Je n’en ai jamais rien lu.
— Est il possible ? Alors vous avez besoin d’étudier l’économie politique. Elle vous dira comment la constitution sociale est par ce qu’elle est, absolument comme le bon Dieu, et ne peut pas être autrement. Tous nos besoins, mon cher monsieur, sont relatifs ; en ceci la morale n’existe pas. Il y a telles recherches qui peuvent sembler insensées, et qui, pour une femme élégante, par exemple, sont plus nécessaires que le pain. En somme, toutes les conditions se compensent, et il n’y a rien de plus juste au bout du compte que l’inégalité.
— Permettez, monsieur, dit Roger. Il y a pourtant une distinction capitale à faire. L’enfant qui demande la lune, l’homme qui veut un cordon, la femme qui veut des diamants, ce ne sont pas là des besoins vrais. Il n’est plus question ici que de la spirale capricieuse du désir, qui toujours monte et ne finit jamais. Ce sont des besoins relatifs ou plutôt de simples désirs, qui usurpent un nom sérieux. Mais il y a des besoins absolus, commun à toute l’espèce humaine manger, boire, dormir, se chauffer l’hiver, avoir des vêtements suffisants et propres, un logement aéré, des soins dans la maladie, le repos dans la vieillesse, la liberté pour l’enfant de développer ses forces intellectuelles et physiques, l’instruction, une alternative mesurée de travail et de loisir. Voilà des besoins vrais, car la souffrance et l’atrophie répondent à leur non-satisfaction. Le traitement d’un bas employé, tel que celui d’un facteur de la poste, par exemple, c’est-à-dire cinq cent quarante-sept francs, ou même celui d’un expéditionnaire, quinze cents francs, peuvent-ils actuellement suffire à ces besoins ? Non. S’ils le pouvaient, comment d’autres auraient-ils besoin de cinquante fois ou de vingt fois plus ?
— Ah çà, dit le préfet en riant, vous êtes un vrai démagogue. Fort bien, nous aurons de quoi causer. Il ne faudrait pourtant pas, monsieur Cardonnel, pousser tout cela trop au sérieux ; j’entends jusqu’à nuire à vos fonctions. J’espère vous convaincre facilement. Mais, en vérité, où prenez-vous tout cela ? Ah ! voilà ce que c’est que le matérialisme. Depuis qu’on ne compte plus sur les peines et les récompenses de l’autre monde, on s’inquiète beaucoup trop en celui-ci de cette fausse idée de justice ; qui devait rester mystique à perpétuité. Qu’est-ce que vous fait sourire, jeune homme ?
— Je vous demande pardon, monsieur, c’est une question qui m’a traversé l’esprit.
— Faites-la.
— Je me demandais si vous croyiez vous-même à ces peines et à ces récompenses.
— Ah ! ah ! vous voulez tout savoir, je le vois. Eh bien ! monsieur, comme préfet, j’y crois ! J’y crois, avec toute l’indignation d’un honnête homme et d’un chrétien, contre ces doctrines funestes et ravalantes qui tendent à bouleverser la société. Comme homme, je tiens à prendre des plaisirs de ce monde toute la part que je puis, jugeant que c’est le plus sûr. Maintenant le ciel n’a jamais été autre chose qu’une image de la terre ; si l’on a glorifié les humbles, c’était la bascule nécessaire pour leur faire prendre patience ; mais si là-haut, où l’on dispose de l’infini, le nombre des élus est resté petit, comment pourrait il en être autrement sur la terre ? Lisez les économistes, monsieur Hoger ; il vous diront que la misère est un mal nécessaire, que dans la meilleure organisation sociale, la misère et l’inégalité sont choses inévitables [1]. Le pieux Léon Ramber vous dira… Tenez, je l’ai ici.
Et le préfet, se dirigeant vers la bibliothèque de son cabinet, mit la main sur le volume.
— Il vous dira que vouloir supprimer la misère, c’est en quelque sorte condamner la Providence ; qu’en retranchant la pauvreté de ce monde, on en retrancherait le travail. Les économistes vous prouveront que l’aumône est un gaspillage de fonds et ne sert qu’à contrarier les. arrêts de la nature, qui veut que tout homme dont le riche n’a pas besoin disparaisse de ce monde. Il faut lire et méditer tout cela ; car, si vous voulez devenir homme d’État, vous devez perdre les illusions poétiques et enfantines du sentiment ; vous êtes dans la nécessité de vous bronzer le front et de vous cuirasser le cœur. Oui, comme l’établit Renan, le spectacle du luxe, ce la distinction et du bonheur des classes élevées, est le seul épanouissement auquel peuvent prétendre les classes pauvres, de même que dans la fleur, admirable de couleurs et de parfums, s’accomplit la destinée de l’humble racine ; l’égalité, si elle était possible, serait la mort du beau, la fin de toute élégance. Et je finis par un argument ad hominem : Vous êtes jeune et beau garçon, fils d’une famille qui place en vous son espoir. Vous voulez parvenir, vous aspirez aux honneurs et à la richesse, et vous parlez d’égalité ! Pourquoi ne vous êtes-vous pas fait maçon ? Il faut être logique.
Monsieur Juin de la Prée sourit d’un air satisfait en voyant Roger déconcerté par les derniers mots, et sortit en lui faisant un signe amical.
— Il est certain que j’ai besoin de réfléchir, se dit Roger ; mais si vraiment l’injustice et l’égoïsme étaient la loi de la vie, adieu ma jeunesse, adieu la joie intime du cœur, adieu le sourire de l’espérance et jusqu’à l’amour même. Il me semble que j’aurais tout perdu.
À partir de ce jour, il ne lit plus d’objections, se bornant à écarter les enseignements de l’aimable préfet et à observer le train des choses.
Roger vit épurer le jury ; il écrivit sous la dictée du préfet des circulaires aux juges de paix, qui les changeaient en agents de police tant à l’égard des maires que des citoyens, dont les opinions ne répondaient pas à l’esprit d’ordre qui dirigeait le gouvernement. Au sujet de l’élection prochaine, il vit distiller la calomnie, se jouer tous les moyens, l’intimidation et la corruption agir. Il vit fonctionner l’inégalité sous toutes ses formes, sanc-
- ↑ Dunoyer.